Cette semaine, Gabriel Privat vous propose de (re)découvrir la bande dessinée Valérian, qui a révolutionné la BD de science-fiction par son univers et les sujets qu’elle aborde. Lorsqu’en 1967 Jean-Claude Mézières et Pierre Christin publiaient pour le journal Pilote, Les Mauvais Rêves, aventure de Valérian, agent spatio-temporel de Galaxity, capitale de l’empire galactique terrien en l’an 2720, ils étaient loin de s’imaginer que cela les mènerait à donner vie à une saga en 21 épisodes, jusqu’en 2010. Celle-ci, dont les derniers albums portent le surtitre plus juste de Valérian et Laureline, constitue une œuvre centrale dans la bande dessinée du dernier demi-siècle, plus particulièrement dans le domaine de la science-fiction, au point d’avoir inspiré des productions dérivées, dont la plus récente fut le film de Luc Besson, Valérian, au succès mitigé.
Une saga destinée à de jeunes adultes
En près de cinquante ans de publications, l’œuvre a profondément évolué. Les premiers albums, Les Mauvais Rêves, La Cité des eaux mouvantes ou L’Empire des mille planètes, relèvent de la BD pour adolescents, avec un niveau de réflexion et d’exigence intellectuelle conséquent, les opus suivants relèvent davantage de la BD pour adultes.
Le principe de l’aventure dans des mondes lointains est inchangé, mais on remarque deux évolutions : d’une part, la relation d’amitié entre Valérian, jeune agent du service spatio-temporel de Galaxity et sa coéquipière Laureline, d’amicale, devient amoureuse. Si l’œuvre demeure toujours convenable, les marques de tendresse entre les deux personnages, ou les vêtements parfois choisis par l’héroïne rejoignent des préoccupations qui ne sont plus celles d’un public enfant. D’autre part, les problèmes soulevés par la série, sur la relativité du temps, sur la croissance et le déclin des civilisations, sur le sacré et la religion, enfin sur la démesure humaine, sont évoqués d’une manière qui appartient au monde des adultes.
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Une quête épique en trois temps
Ces questionnements constituent une sorte de fil conducteur dans une quête épique en trois temps. Du premier au onzième album, soit des Mauvais Rêves à Brooklyn station terminus cosmos, nous pouvons nous considérer dans les scènes d’exposition de l’univers des héros.
Le premier album nous apprend l’existence de cet empire galactique terrien maîtrisant le saut dans le temps et l’espace, et voit se rencontrer Valérian, jeune agent du service spatio-temporel, administration maîtresse de Galaxity, et Laureline, jeune femme de l’an mil, ramenée à Galaxity par le héros suite à une mission l’opposant à l’infâme Xombul. Laureline, à la suite de cette aventure, prend du service aux côtés de Valérian. Le deuxième opus, La Cité des eaux mouvantes, nous apprend comment s’est formée la Terre de Galaxity, sur les ruines d’un cataclysme nucléaire, ayant provoqué l’effondrement de la civilisation ancienne en 1986. Les autres albums détaillent, au fil des aventures, les contours de la puissance terrienne, notamment dans Bienvenue sur Alflolol et L’Ambassadeur des ombres.
Cette puissance conquérante recèle un défaut, devenu insupportable pour les héros à la fin de la série, au point qu’ils ne souhaitent plus vivre dans cette civilisation : son caractère presque totalitaire. Galaxity est, en effet, un monde faussement parfait, dont la plupart des habitants n’est occupée qu’à rêver, grâce aux songes préfabriqués par les « machines à rêves » de l’État, tandis que le service spatio-temporel veille au grain. Du point de vue économique, le productivisme et le matérialisme soutiennent cet empire dont le principe est celui de la croissance permanente, motivant des missions d’exploration. La démocratie libérale semble un leurre dans cet empire où le recours à la force conquérante n’est jamais exclu, comme dans L’Ambassadeur des ombres.
Faux dieux, vrais manipulateurs
La puissance terrienne dérange l’ordre de l’univers voulu par les dieux. Vrais dieux ? Les auteurs tranchent. Non ! Faux dieux, mais vrais manipulateurs du temps et des destinées. Ils décident de faire disparaître la Terre de Galaxity. Valérian, malgré lui, s’est trouvé le complice de cette opération, modifiant le passé et empêchant la catastrophe de 1986, ce qui annule l’avenir impérial de la planète. Commence un temps d’errance, pour Valérian et Laureline, quasi-seuls survivants de cette disparition de la Terre. Entre les albums douze et dix-huit, les deux héros assistent à la volatilisation de leur monde, multiplient les tribulations et par elles retrouvent quelques traces de la Terre disparue. Ces albums sont pour eux un temps d’approfondissement de leur relation amoureuse, mais aussi de maturation personnelle. Valérian, notamment, perd ses apparences de fonctionnaire de Galaxity pour recouvrir celles d’un preux. (Sur cette question des dieux, on notera, chez les auteurs, une méfiance vis-à-vis de la déité et du religieux sur laquelle nous reviendrons.)
Enfin, le troisième temps, des albums dix-huit à vingt-et-un, soit de Par des temps incertains à L’Ouvretemps est celui de la montée vers le combat ultime contre les forces destructrices de l’Univers, à l’issue duquel la Terre impériale de Galaxity est restaurée, toutes les forces positives ayant uni leurs volontés à celles des héros pour repousser les puissances d’anéantissement des Wolochs. La quête est achevée, mais Valérian et Laureline ont profondément changé. Galaxity n’est plus pour eux. Nous comprenons que nous étions dans une épopée personnelle. Le dernier saut dans le temps leur ouvre une nouvelle existence, heureuse, dans un autre monde, celui de la France du XXIe siècle, où tous les possibles leur sont ouvertes. La quête était ainsi un accomplissement personnel, non pas pour atteindre un sommet fixe, mais pour le passage à une autre vie.
Une épopée des temps modernes
On le voit, même si les aventures de Valérian et Laureline demeurent un divertissement, elles empruntent au registre chevaleresque et dramatique autant qu’à la science-fiction et reprennent à leur compte des questionnements éminemment contemporains, comme celui de la place et de l’action de Dieu dans le monde, celui de la relativité du temps, du rapport entretenu par nos sociétés productivistes avec l’environnement naturel, etc. Autant de points qui font de ces aventures des outils de réflexion dans une lecture de détente.