Poursuite de notre découverte de l’héroïne de Roger Leloup, Yoko Tsuno. Tout au long de ses aventures, la jolie japonaise témoigne d’une puissance d’amour faisant appel à des sentiments marqués du sceau de l’humanisme chrétien.Il n’est pas rare que le héros de BD s’insère dans un réseau d’amitiés rudimentaire, dont les membres seront les protagonistes des aventures à venir. Ce réseau peut être extrêmement restreint, comme dans Astérix (Éd. Albert René) ou les Tuniques bleues (Dupuis), où il s’agit avant tout d’un binôme, les autres membres constituant des éléments de figuration épisodique. Il peut être plus consistant, comme dans Buck Danny (Dupuis), où le colonel Danny évolue avec deux acolytes inséparables, Tuckson et Tumbler, et l’apport très occasionnel de la jeune pilote Cindy. Yoko Tsuno se distingue par l’importance accordée à l’amitié dans la vie de l’héroïne.
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Yoko, un personnage porté par l’amitié
Yoko, au commencement du premier album, Le Trio de l’étrange, est un personnage seul, fraîchement arrivé du Japon en Belgique et se prêtant à l’inhabituel métier de testeur de systèmes antivols en entreprise. C’est une proposition d’emploi comme ingénieur du son qui pérennise la rencontre avec Vic Vidéo et Pol Pitron. Ceux-ci deviennent les deux inséparables amis de Yoko. Le trio, certes, est rapidement déséquilibré. Les personnages sont d’abord à égalité, mais Yoko Tsuno prend le pas, au point que certaines aventures se déroulent presque totalement en l’absence de Vic et Pol. Ils sont cependant, au moins jusqu’au vingtième album inclus, les soutiens sur lesquels Yoko s’appuie pour réaliser ses projets, ou plus simplement pour tenir lorsque ses forces morales lui manquent. Le Feu de Wotan en est le meilleur exemple où, vaincue par la violence des événements, Yoko ne trouve qu’en ses amis le courage de tenir.
Notre jeune japonaise ne saurait être considérée comme un héros réaliste. Cependant, cette force de l’amitié l’humanise profondément et la rapproche de nous. Autre particularité, les amitiés de Yoko Tsuno ne sont pas figées. Le groupe s’étoffe au fil des albums, avec des personnages secondaires revenant de manière régulière. On notera tout d’abord Khany, jeune Vinéenne, présente au premier album et que l’on retrouvera à neuf reprises. Le lien établi entre les deux femmes est présenté par l’auteur, Roger Leloup, comme une vibrante amitié, capable non seulement de résister à un éloignement de plusieurs milliers d’années-lumières, mais aussi de les franchir. Khany et Yoko se vouvoient. Il y a, chez la Vinéenne, une certaine froideur, vieux reste de méfiance envers l’espèce humaine. Mais l’une et l’autre s’uniront à plusieurs reprises, pour la sauvegarde de la terre (La Forge de Vulcain) et de Vinéa (Les Trois Soleils de Vinéa). Les autres amitiés sont humaines, avec la cantatrice Ingrid Hallberg, rencontrée dans L’Orgue du diable, et que l’on retrouve au cœur de trois autres aventures (on retient particulièrement la très touchante Aux frontières de la vie), avec la jeune aristocrate écossaise Cécilia, à la présence plus éphémère, et ensuite avec Monya, venue du futur dans La Spirale du temps, enfin Émilia, devenue le nouvel alter-ego féminin de Yoko, des albums vingt-quatre à vingt-huit. À chaque fois, ces amitiés entraînent Yoko dans de nouvelles aventures. Mais ces femmes sont aussi des soutiens pour l’héroïne.
L’amitié, un moteur pour Yoko
Au fil des albums, Yoko Tsuno se trouve plongée dans ses tribulations de plusieurs manières. C’est parfois un concours de circonstance qui la mêle à des événements dont elle se serait bien passée, comme dans Le Dragon de Hong Kong. Il arrive aussi que les protagonistes viennent la chercher pour accomplir une mission particulière, comme dans Message pour l’éternité. Mais très souvent, son moteur d’action est l’amitié, ancienne ou nouvelle, qu’elle voue à ceux qui l’entourent. Ainsi traverse-t-elle plusieurs fois l’espace à l’appel de Khany, brûlant de la revoir, comme dans Les Titans.
Plus étonnant encore, son empathie pourra se tourner vers ses ennemis. Ne pouvant s’empêcher d’aimer, Yoko Tsuno parvient par la force de sa pureté de sentiments à déceler le meilleur chez les plus ignobles personnages et à s’en faire, in fine, des amis dont elle a obtenu le retournement vers le bien, en les comprenant et en leur tendant une main secourable alors qu’eux-mêmes risquaient de bientôt mourir, emportés par leurs propres manigances. Ainsi se lie-t-elle d’amitié avec la belle comtesse Olga, espionne russe, dans L’Or du Rhin.
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De façon plus surprenante, elle se lie d’une solide amitié avec la reine Hégora, dans Les Exilés de Kifa, alors qu’elle fut son ennemie dans Les Archanges de Vinéa. Cette puissance d’amour de Yoko fait appel à des sentiments humains très européens et marqués du sceau d’un humanisme chrétien, auquel il n’est jamais fait référence, mais dont on sent bien qu’il anime la bonté de Roger Leloup, transférée dans son héroïne, sans préjuger par ailleurs de ses convictions ou de son absence de convictions religieuses. De fait, à l’exception de Karpan, chef vinéen sans scrupule dont Yoko est partiellement responsable de la mort dans La Forge de Vulcain, il est rarissime que celle-ci cède à une pulsion de violence. Si elle se bat, c’est toujours en légitime défense.
L’absence de vie amoureuse
Cependant, Yoko Tsuno reste un personnage de papier. Ainsi, alors que le thème de l’amitié doit être considéré comme central pour comprendre les aventures de notre héroïne, on ne lui connaît pas de sentiment amoureux explicite. Au long des albums, le lecteur attentif devine que Vic Vidéo brûle d’amour pour la belle japonaise. Sans doute a-t-elle pour lui de la tendresse. Celle-ci apparaît notamment dans Le Feu de Wotan et Les Exilés de Kifa. Mais rien n’est jamais sûr. Yoko est mère, après l’adoption de Rosée dans Le Dragon de Hong Kong, mais elle ne devient jamais épouse ou amante. L’amour conjugal n’est pourtant pas absent de l’œuvre, Pol Pitron aimant et étant aimé en retour par Mieke, jeune Brugeoise du XVIe siècle, ramenée à notre époque à la fin de L’Astrologue de Bruges. Mais Yoko, elle, demeure inaccessible.
Tout entière dans le don, elle peine à recevoir et à accepter ses limites, comme on s’en aperçoit dans Le Temple des immortels, où elle ne doit son salut, à plusieurs reprises, qu’à des interventions extérieures, elle-même ayant failli être anéantie à cause de son audace. Qu’on ne l’oublie pas, ces belles aventures nous parlent d’amitié, elles nous disent quelque chose de nous, mais restent appuyées sur des personnages archétypaux.
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