À l’occasion des 100 ans de la mort de Léon Bloy, Emmanuel Godo, rédacteur d’une biographie de l’écrivain, revient sur ce personnage inclassable et stimulant.Dans une lettre adressée à un de ses amis, Guy Debord, marxiste et athée, explique : « Les catholiques extrémistes sont les seuls qui me paraissent sympathiques, Léon Bloy notamment. » Des propos qui en disent longs sur la spécificité du « pèlerin de l’absolu », comme il était surnommé. Catholique à la fois traditionnaliste et anticlérical, disciple de Jules Barbey d’Aurevilly, qui l’initie à la pensée anti-Lumières, Bloy était un écrivain au style inimitable, aussi dérangeant qu’intéressant.
Écrivain et essayiste, Emmanuel Godo a publié cette année une biographie du « mendiant ingrat », Léon Bloy, écrivain légendaire (Cerf). À l’occasion des 100 ans de sa mort, il revient pour nous sur cette figure importante et trop méconnue de la littérature.
Aleteia : le christianisme de Léon Bloy semblait total. Il écrit par exemple, que « celui qui ne prie pas le Seigneur prie le Diable », ou encore que « tout ce qui n’est pas strictement, exclusivement, éperdument catholique doit être jeté aux latrines. » Mais il était en même temps très critique vis-à-vis de l’Église et du clergé. Il affirme par exemple : « Je dois être un sujet d’horreur pour la plupart du clergé moderne évêques ou simples prêtres qui veulent au mépris de saint Paul que l’évangile soit conforme aux maximes du monde ». Quel rapport exact Léon Bloy entretenait-il avec le catholicisme ?
Emmanuel Godo : Tout dépend de ce que vous appelez « catholicisme ». Il y a d’un côté une réticence profonde vis-à-vis de l’institution et tout ce qui incarne dans l’Église de son temps une compromission avec le siècle. Tout ce qui peut être compatible avec la société moderne est discrédité en tant que tel. Par ailleurs, il se pense comme dépositaire d’une vérité qui lui a été révélée à travers l’enseignement de l’abbé Tardif de Moidrey. Il l’expose dans un texte qu’il gardera secret toute sa vie et intitulé Le symbolisme de l’apparition. Il s’agit d’une méthode d’exégèse des textes bibliques, mais également d’analyse de l’Histoire. Il va considérer qu’à travers les éléments historiques, nous pouvons déceler le plan divin.
Il a parfois du mal à concilier les deux. Il y a chez lui antagonisme radical à l’égard de son époque. Bloy va mythifier en retour un Moyen Âge très largement imaginaire, qui est celui du temps des croisades ou de Boniface VIII. Son catholicisme est très intérieur et s’accommode très mal de toute acclimatation de la religion avec le temps présent.
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Léon Bloy représentait pour l’écrivain Georges Bernanos, « le dernier prophète du peuple des pauvres ». Pourquoi était-il si attaché au pauvre ?
Parce que pour lui, le Christ est le pauvre absolu, le pauvre parmi les pauvres. Il y a chez Bloy un vœu de pauvreté. Il a organisé sa pauvreté. L’écrivain était critique à l’égard de tout ce qui concernait le monde littéraire de son époque. Il s’est donc fermé la porte du monde de la presse et de tout ce qui peut constituer une source de revenu pour un écrivain. Je crois qu’il a tenu à vivre dans un dénuement absolu pour ne pas faire partie de ceux qu’il nomme « les dormants », ou encore « le bourgeois », c’est-à-dire ceux qui thésaurisent et à ce titre captent le divin et profanent toute forme d’absolu dans l’homme.
Bernanos a raison, c’est ce qui fait la très grande force de l’écriture de Bloy. Il y a en elle quelque chose qui ne ment pas, qui se nourrit de souffrances et d’épreuves. Dans ses textes, il prend toujours partie pour ses personnages pauvres. La femme pauvre en est un bel exemple. Il y a également Le sang du pauvre, essai magnifique sur le martyr de ceux qui sont privés de l’essentiel.
À l’inverse, l’une des choses les plus frappantes chez Léon Bloy est sa haine du bourgeois, « l’homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser », à qui il consacre notamment son Exégèse des lieux communs. Que reproche-t-il vraiment au bourgeois ?
D’abord, Bloy n’est pas marxiste. Le bourgeois n’est pas pour lui une classe sociale ou une sociologie. Ce sont tous ceux qui à un moment donné s’extirpent de leur condition de pauvreté absolu, qui est la destinée humaine. Ce qu’il reproche à l’homme du XIXe siècle, mais qui est également l’homme de notre temps, c’est de vivre dans le relatif, d’avoir complètement évacué dans sa vie la question de l’absolu, en considérant que cela ne concernait pas sa vie terrestre. Selon lui, le bourgeois a dissocié la question spirituelle des questions économique et politique. C’est l’homme qui oublie qu’il le nom d’une promesse et d’un projet divin.
Quel rapport entretenait Léon Bloy avec l’argent, qu’il surnommait « le sang du pauvre » ?
C’est très paradoxal. L’argent chez lui est très fort, puisque c’est également un des symboles du divin. Bloy a organisé une vie d’aumône et de dons. Il ne vit que de l’aide de ses lecteurs, de ses amis et d’inconnus, qui grâce à ses livres connaissent sa situation. Ce qu’il reçoit est toujours un geste divin. Il ne dit d’ailleurs jamais merci. Le don que nous pouvons faire n’est qu’une restitution. Le pauvre n’a pas à dire merci, car on ne lui rend que ce qui lui est dû. Ce sang du pauvre est ce qui raccorde l’homme à sa destinée spirituelle.
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Quelle est aujourd’hui l’influence de Bloy dans la littérature et dans le catholicisme ?
Le pape François le cite assez fréquemment, notamment cette magnifique phrase qui conclue La femme pauvre : « Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints. » La spiritualité bloyenne est une invitation à l’exigence d’absolu. Mais je ne pense pas qu’elle puisse s’incarner dans une quelconque vie religieuse particulière. Il y a chez lui une telle exigence qu’elle excède toujours les formes que nous pourrions lui donner. En cela, c’est très stimulant.
Les influences littéraires de Léon Bloy sont très individuelles. Vous avez cité Bernanos, c’est un excellent exemple. Aujourd’hui, il ne me semble pas qu’il y ait des héritiers de Léon Bloy, même s’il existe des passionnés. Par exemple, l’écrivain Maurice Dantec a été frappé par la force de Bloy, au point qu’il s’est converti grâce à lui. Mais je ne vois pas d’influence littéraire direct. Il y a quelque chose de trop apathique chez l’écrivain contemporain et une forme de perte de conscience de la force du Verbe. Nous vivons dans une époque où nous valorisons des écrivains sans style et la prose blanche assez insipide. La verve bloyenne ne me semble pas avoir d’héritiers aujourd’hui malheureusement.
Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire.