Que devraient dire les chrétiens pour le million et demi de syriaques, assyriens, chaldéens et arméniens qui sont morts par la main des Kurdes le siècle dernier ?À l’époque où j’entendais parler de la situation à Hassakeh pour la première fois, c’était en lisant un article paru en mars 2015 sur le site de l’agence d’information chrétienne Fides. Dans celui-ci, Monseigneur Hindo, archevêque syriaque catholique de cette province du Kurdistan, dénonçait le comportement des Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) dans la région et la manière dont ceux-ci avaient littéralement dépouillé les villages assyriens du Khabour. On pouvait y lire : « Dans ces villages où les jihadistes n’étaient jamais entrés, les miliciens kurdes ont ouvert toutes les maisons des chrétiens et se sont emparés des objets et biens de valeur, à commencer par les ordinateurs. Ils ont tenté d’emmener également d’encombrants groupes électrogènes. Les habitants des villages qui avaient tenté de rentrer dans leurs maisons avaient été éloignés et il leur a été demandé de laisser les clés… ».
À peine quatre mois plus tard, j’effectuais ma première visite à Hassakeh. C’était en juin 2015, juste avant que Daesh ne lance deux attaques.
Tout d’abord, deux violentes explosions se succédèrent le 23 juin dans la périphérie de la ville, puis, deux jours après, l’organisation islamiste s’empara de deux quartiers de Hassakeh. C’est alors que dix jours durant, l’armée syrienne livra bataille contre l’État islamique avant d’être rejointe par les forces kurdes qui n’ont accepté de combattre les jihadistes que sous certaines conditions : se battre seuls et sous leurs propres drapeaux. L’armée syrienne lutta donc pour reprendre Nashwa et les Kurdes pour Ghweran, les deux quartiers qui avaient vécu ces quelques semaines sous le joug islamiste.
Forts de leur succès, les Kurdes font sentir leur présence comme jamais.
Quand je reviens à Hassakeh quelques mois plus tard, je constate que de nombreux portraits des combattants tombés ont été dressés aux quatre coins de la ville. De même, c’est à une surabondance de drapeaux triangulaires jaunes (YPG) et verts (YPJ, les Unités de protection de la femme) que tout passant est exposé en traversant les places, les carrefours et les rues de la ville.
La jeune fille avec qui je voyage est syrienne. Forcée de quitter sa maison avec sa famille quand les islamistes de Daesh ont attaqué son quartier, elle rentre chez elle pour la première fois après plusieurs mois d’absence. Les larmes coulent sur son visage, elle ne reconnaît plus sa ville : « On n’est plus en Syrie, on est en Rojava », murmure-t-elle en sanglotant.
Les quartiers à majorité kurde sont souvent impossibles d’accès et dans les rues dont les nom évoquaient avant une grande figure du temps des Omeyyades ou de la Nahda, figurent désormais à la peinture des inscriptions kurdes, en hommage à leurs martyrs.
De fait, les Kurdes sacralisent toute la Djezireh en exposant inlassablement les portraits de leurs martyrs le long des routes, des boulevards et au milieu des carrefours. La justification donnée est la suivante : « Les Kurdes qui ont laissé leurs noms sont morts pour la défense de la ville ! ».
Pourtant un syriaque rétorquait avec peine : « Que devraient dire les chrétiens pour le million et demi de syriaques, assyriens, chaldéens et arméniens qui sont morts par la main des Kurdes le siècle dernier ? C’est toute la région qui devrait porter nos noms ! ». Visiblement, les chrétiens de la région n’ont pas de revendication de ce genre, ils subissent celles des Kurdes qui font parfois payer le prix de leur loyauté envers le gouvernement syrien et appréhendent par conséquent ce qui pourrait se passer si la situation empirait entre ces deux antagonistes.
Ma troisième visite dans la province se déroula le 19 février 2016 et elle survint par hasard le jour de la libération de Chaddadi, à une cinquantaine de kilomètres au sud de la ville de Hassakeh.
C’est la fête dans les rues de la ville. On m’invite à prendre une kalashnikov et à tirer en l’air comme ils le faisaient tous pour célébrer cette grande victoire. Et quelle victoire ! C’était encore celle des Kurdes !
Là aussi ils avaient vaincu, et en seulement trois jours. Presque sans tirer un seul coup de feu, le YPG était victorieux là où l’armée syrienne avait failli après quatre années d’âpres combats (de 2012 à 2016). « L’aviation américaine a couvert l’offensive kurde » m’explique-t-on. Un autre avec sarcasme rajoute : « La ville a été offerte aux Kurdes et les islamistes se sont sauvés sans opposer aucune résistance ! »
Vivant moi-même au Moyen-Orient depuis mars 2015, je ne peux m’empêcher de repenser à toutes ces fois où, « par erreur », l’aviation américaine avait frappé toutes les milices et les armées régulières qui combattaient Daesh et a contrario, le nombre de fois où ils ont jeté nourritures et armes depuis leurs avions, à nouveau « par erreur » à ces hommes vêtus de noir…
Quand je dus de nouveau me rendre dans la région en août 2016, l’accès à l’avion me fut interdit à l’aéroport de Damas. On ne pouvait pas rejoindre la Djezireh pour motif de sécurité puisque des attentats se produisaient fréquemment à Qamishli et que les tensions entre les Kurdes et l’armée syrienne y étaient de plus en plus fortes. Effectivement, une guerre ouverte se déroulait à Hassakeh.
Les Kurdes venaient alors d’attaquer l’armée syrienne directement et ont été jusqu’à recruter des membres de l’Armée syrienne libre (ASL) pour augmenter leurs effectifs. Les témoignages des habitants de Hassakeh évoquent des drapeaux vert-blanc-noir [le drapeau de l’ASL, ndlr] flottant dans des quartiers kurdes. Ainsi, côte à côte étaient érigés les drapeaux du YPG/ YPJ et de l’ASL.
L’ASL et al-Nosra n’existent plus dans la région depuis le moment où Daesh est arrivé en Syrie après la chute de Mossoul (Irak) en 2014. Les membres de l’ASL, fanatisés depuis longtemps, avaient déjà rejoint les rangs d’Al-Nosra et ce dernier, face à Daesh, n’avait pas eu d’autres choix que de fuir ou de prêter allégeance à Baghdadi (le « calife » de l’État islamique). Ceux qui n’ont choisi ni l’une ni l’autre de ces options ont été éliminés impitoyablement… Comme le disent les Syriens « Jeysh el Harr (ASL), Nosra, Daesh… nefse shi » ce qui signifie : « c’est du pareil au même ».
C’est à la suite de cette alliance entre l’ASL et le front YPG que l’armée syrienne a décidé d’envoyer l’aviation. À ce jour, on peut encore observer les dégâts causés par leurs frappes sur les quartiers où s’étaient retranchés les Kurdes avec les « rebelles modérés ». De même, sont encore visibles les traces d’une grosse explosion sur le sol de la place Marsho. Les Kurdes barricadés à cet endroit avaient tenté d’envoyer un missile anti-aérien contre un avion de l’armée syrienne mais il leur est retombé sur la tête, emportant 15 vies.
L’armée syrienne, qui avait repris le contrôle de la situation, s’est vu stopper dans son élan de reconquête au moment où l’aviation américaine s’est interposée en avisant sérieusement les Syriens de ne pas interférer avec les forces de la coalition à l’avenir…
Aujourd’hui grâce à la coalition qui réunit les USA, le PY et l’ASL, la quasi-totalité de la ville de Hassakeh est passée sous le contrôle des Kurdes. Pour encore combien de temps ? Le rapprochement de la Syrie et de son voisin turc pourraient changer la donne dans un proche avenir.