À propos du film de Mel Gibson, qui sortira en salles le 9 novembre. Je laisse à plus compétent que moi le soin de rédiger la critique cinématographique de ce film. Mon propos est différent et concerne le contenu éthique sur lequel il est d’autant plus justifié de se pencher qu’il s’agit d’une histoire vraie.
Le film se découpe en deux parties bien distinctes : la première est celle du conflit moral qui s’apparente à la question de l’objection de conscience ; la seconde est celle de la vertu de courage au-delà de l’héroïsme. L’unité d’ensemble est donnée par le personnage de Desmond Doss qui se trouve au centre des deux parties. Elles convergent sur la question du bien possible au milieu du mal, qui est celle de « l’agir en conscience ».
Objecteur ou « coopérateur de conscience » ?
Il ne serait pas exact de placer d’emblée le film sur le terrain de l’objection de conscience [1]. En effet, le héros n’a pas été mobilisé contre son gré mais il s’est volontairement engagé dans l’armée américaine, d’ailleurs pour de nobles raisons : il estime qu’il est de son devoir de servir sa patrie et d’être solidaire des autres jeunes qui vont participer au combat.
Mais Doss a donné une portée absolue au « sixième » commandement « Tu ne tueras pas » (Ex, 20, 13) [2]. Aussi s’engage-t-il comme infirmier ; mais en unité combattante afin de sauver des vies au plus près du danger.
D’ailleurs lui-même refuse le titre et le statut d’objecteur de conscience, se définissant comme un « coopérateur de conscience ». C’est l’armée américaine qui veut le qualifier ainsi pour le faire entrer dans une « case » connue et trouver une issue à un problème insoluble. En effet, dès lors qu’il s’était engagé, il devait accomplir la formation de base commune à tous les soldats, laquelle comportait nécessairement un apprentissage du maniement des armes.
C’est là que se cristallise le conflit entre Doss et l’armée. En effet, il refuse à la fois de porter une arme, même à l’entrainement, et d’être qualifié d’objecteur de conscience, ce qui l’aurait renvoyé vers l’arrière.
Les étapes du conflit : un même parcours
Le conflit ne peut qu’aller croissant jusqu’au paroxysme, c’est à dire la cour martiale pour désobéissance avec une peine d’arrêts de forteresse au régime sévère pour toute la durée de la guerre. Le film en décrit chacune des étapes d’une façon très juste. Et c’est en général ainsi que les choses se passent quand un objecteur de conscience se heurte à une autorité ou une institution qui ne le comprend pas ou qui n’accepte pas sa démarche, dans cet enchainement irrémédiable de situations qui rendent inévitable une issue dramatique.
Retenons cinq aspects caractéristiques de cet enchainement.
- Desmond Doss invoque une loi supérieure aux lois humaines à laquelle il ne peut se soustraire.
- Cette exigence, il se l’applique à lui seul. Il ne juge pas les autres, pas même ceux qui le sanctionnent ; il ne cherche pas à leur donner une leçon ; il ne se met pas en surplomb moral ; mais il reste dans l’humilité. C’est un point capital qui constitue un critère-clé du discernement.
- La psychologie des conflits nous apprend qu’alors l’autorité contestée se crispe et s’endurcit dans sa volonté de faire plier le récalcitrant. D’où l’enchainement des pressions, brimades et violences de plus en plus injustes.
- En général, l’objecteur de conscience finit dans la plus totale solitude. Il a contre lui toute la rationalité du monde qui lui dit : « Tu as tort » ! Tort dans le principe, tort dans l’entêtement, tort dans le refus du compromis, etc. D’ailleurs, certaines critiques peuvent recéler une part de vérité : le commandement « tu ne tueras pas », en toute précision de termes, signifie « tu ne commettras pas de meurtre » et autorise la légitime défense. De sorte que ses amis et ses proches finissent par l’abandonner.
- Enfin il est prêt à assumer les conséquences de son acte, aussi pénibles soient elles, en toute lucidité. Voilà le second critère-clé du discernement. Il ne veut pas de faux-fuyants. Il ne veut pas être réformé puisqu’il est apte. Devant la cour martiale, il refuse de plaider coupable parce que ce serait au prix d’un mensonge, par conséquent contraire à la vérité et à la cohérence même de sa démarche.
Je ne dévoilerai pas le coup de théâtre qui clôt cette première partie ; la conformité à l’histoire le justifie complètement. En dépit donc du point de départ et du terme, le film offre une très belle et très juste illustration de ce que peut être un parcours d’objection de conscience posée en vérité.
Le courage, une peur maitrisée
La seconde partie nous emmène sans transition dans les combats sur l’île d’Okinawa. L’unité de Doss doit conquérir un point fortifié situé en haut d’une falaise à l’assaut de laquelle sa compagnie doit se lancer après plusieurs autres qui y ont été décimées. Les différents aspects de la vertu de courage qu’elle met en scène élargissent la dimension humaine et morale de la première partie.
Pour Doss qui escalade la falaise avec les autres, ce sera dans l’exécution de sa mission, sous le feu, pour pratiquer les premiers gestes qui sauvent, ramener les blessés en arrière et les faire évacuer. Cette mission, il va l’accomplir jusqu’au bout, même après le repli de sa compagnie : il va rester une nuit entière en haut de la falaise, en dépit du danger et de sa fatigue, ramenant et faisant descendre les blessés abandonnés. Son courage, il le trouve dans cette prière formulée après chaque homme secouru : « Seigneur, donne-moi la force d’en ramener encore un ». Puis un autre ; et encore un autre ; jusqu’au matin.
Cette volonté de faire un pas après l’autre dans l’exécution de sa mission, résolument et prudemment, dans les pires circonstances, voilà l’expression d’un vrai courage.
Le courage jusqu’au sacrifice de ses convictions ?
Deux jours plus tard, la compagnie est renvoyée à l’assaut. L’exploit de Doss est connu et a complètement retourné les sentiments de tous à son endroit. Mais épuisé, il a été mis au repos dans l’hôpital de campagne. Son capitaine vient le voir pour lui apprendre que la compagnie ne veut pas repartir sans lui. Or cet assaut aura lieu un samedi, c’est-à-dire le jour du sabbat, le 7e jour que les adventistes respectent de façon absolue.
Doss ne donne pas tout de suite sa réponse. Mais on le voit ensuite, au pied de la falaise, devant les hommes, en train de lire la Bible et de prier tandis que la compagnie attend. Sa prière, on la devine sans peine : « Seigneur, je vais violer le sabbat, mais je le fais pour ceux auprès de qui je me suis engagé. Pardonne-moi, pardonne-nous. Donne-nous le courage d’y aller ». Ensuite de quoi il monte.
À la fin du combat, les Japonais semblent se rendre. Mais c’est un piège car ils sont tous armés de grenades avec lesquelles ils se suicident en causant le plus de morts possible dans les rangs américains. Une grenade tombe dans le trou où Doss s’était abrité ; instinctivement, il la renvoie d’un coup de pied pour protéger ceux qui sont autour de lui, et se protéger lui-même. Et là, il est blessé par l’explosion.
La recherche du bien
Est-ce la preuve que son engagement souffrait une limite, celle de la légitime défense ? Est-ce une sanction immanente à la violation de cet engagement – il a fini par toucher une arme et elle l’a blessé ? La leçon est plus élevée : Desmond Doss a accepté d’aller jusqu’au sacrifice de ses propres convictions, non par faiblesse ni par compromission, mais pour accomplir plus pleinement encore sa mission de secours auprès des hommes qu’il avait choisi d’accompagner.
Belle leçon d’humanité au milieu des horreurs de la guerre ! Plus encore, grande leçon de comportement moral ! C’est-à-dire de recherche du bien possible à faire, là où l’on se trouve, au moment présent. Et la détermination des actes bons à poser « hic et nunc », c’est là l’œuvre de la conscience.
Le film de Mel Gibson est véritablement un film sur « l’agir en conscience ». Un grand film !
[1] Sur la nature et les caractères de l’objection de conscience, je renvoie à mon livre Je refuse ! L’objection de conscience, ultime résistance au mal, publié aux Éditions de l’Emmanuel en 2011, qui est encore disponible. Ce que j’en dis ici est en effet sommaire et mériterait des nuances et des précisions qui dépassent le cadre de cet article.
[2] Dans les bibles juives et protestantes, que suivent notamment les adventistes du 7e jour, courant issu des églises baptistes et auquel appartenait Desmond Doss, il s’agit du sixième commandement. Dans les bibles et le catéchisme de l’Église catholique, il s’agit du cinquième commandement. Cet écart de numérotation provient d’une différence de découpage du premier et du dernier commandements.