“Il n’y a peut-être aucune œuvre, dans toute la musique française du XVIIe siècle, qui puisse toucher l’auditeur aussi profondément que les Leçons de Ténèbres de Couperin” selon le célèbre chef d’orchestre René Jacobs. Cheminez vers Pâques à l’écoute d’un des sommets de l’art lyrique.
Les Leçons de Ténèbres de Couperin, chargées en émotion, font partie des œuvres les plus spirituelles et les plus intimes du compositeur. Les Leçons de ténèbres étaient destinées à préparer et célébrer la fête de Pâques et à s’imprégner d’une atmosphère à la fois propice à la méditation. Elles sont aujourd’hui considérées par les musicologues comme l’un des sommets de l’art vocal de XVIIe siècle.
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Couperin en composa neufs entre 1713 et 1717 (pour le Mercredi, le Jeudi et le Vendredi saint) destinées à être interprétées à l’abbaye royale de Longchamp (aujourd’hui l’hippodrome de Longchamp). Malheureusement, seul les trois du Mercredi saint sont parvenues jusqu’à nous. Elles reprennent le texte des lamentations de Jérémie de l’Ancien Testament où le prophète déplore la destruction de Jérusalem par les Babyloniens. À l’origine elles devaient être chantées juste après minuit, à la première heure des Jeudi, Vendredi et Samedi saints (matines).
La bouleversante 3e leçon des ténèbres
Les deux premières Leçons de Ténèbres du Mercredi Saint font appel à une seule voix alors que la troisième fait appel à deux voix de dessus. C’est justement cette 3e Leçon de Ténèbres qui est la plus connue en raison de sa charge émotionnelle. Les deux voix s’entremêlent en de somptueuses vocalises lorsqu’elles débutent chaque verset en latin par la lettre hébraïque qui commençait le texte en hébreu (JOD, CAPH, LAMED, MEM, NUN). Bien que n’ayant plus de signification spécifique, elles ont été conservées. Dans les Leçons de Ténèbres françaises du XVIIe siècle, ces lettres constituaient de courts préludes basés sur la formule séculaire de lamentation grégorienne. La partie vocale sur la lettre “NUN” demeure une des plus bouleversantes de la 3e Leçon de Ténèbres.
Dans le verset qui la précède, Couperin se sert d’un poignant accord pour suggérer la solitude absolue “il m’a jetée dans la désolation” : posuit me desoLAtam…). Ornements et dissonances forment des harmonies poignantes et mélancoliques plongeant l’auditeur dans une atmosphère d’apaisement et de recueillement propice à l’élévation de l’âme.
Dans la liturgie chrétienne, les Leçons de Ténèbres symbolisent la solitude du Christ au moment de son agonie et son abandon par les apôtres. Dans la Tradition, on avait l’habitude d’allumer treize bougies au début des Lamentations, et lors de petites pauses on en éteignait douze, l’une après l’autre (symbole des douze disciples), de telle sorte qu’une seule brûlait encore pour le “Jerusalem” final, symbole du Rédempteur et donc de notre Salut.
JOD. Manum suam misit hostis ad omnia desiderabilia ejus: quia vidit gentes ingressas sanctuarium suum, de quibus praeceperas ne intrarent in ecclesiam tuam.
L’ennemi s’est emparé de tout ce qu’elle avait de plus précieux ; parce qu’elle avait laissé entrer dans son sanctuaire des nations au sujet desquelles vous aviez ordonné qu’elles n’entreraient même pas dans votre assemblée.CAPH. Omnis populus ejus gemens, et quaerens panem: dederunt pretiosa quaeque pro cibo ad refocillandam animam. Vide Domine et considera, quoniam facta sum vilis.
Tout son peuple gémit et cherche du pain : ils ont donné tout ce qu’ils avaient de plus précieux pour avoir de quoi vivre. Voyez, Seigneur, et considérez l’avilissement où je suis réduite.LAMED. O vos omnes qui transitis per viam, attendite, et videte si est dolor sicut dolor meus: quoniam vindemiavit me, ut locutus est Dominus in die irae furoris sui.
O vous qui passez par ce chemin, considérez, et voyez s’il est douleur pareille à la mienne : mon ennemi m’a dépouillée, comme une vigne que l’on vendange, ainsi que le Seigneur m’en avait menacée, au jour de sa colère.MEM. De excelso misit ignem in ossibus meis et erudivit me: expandit rete pedibus meis, convertit me retrorsum; posuit me desolatam, tota die maerore confectam.
Du haut des cieux, il a envoyé le feu dans mes os, et il m’a châtiée ; il a tendu un filet à mes pieds, et m’a fait tomber en arrière : il m’a jetée dans la désolation : je suis accablée de douleur pendant tout le jour.NUN. Vigilavit jugum iniquitatum mearum: in manu ejus convolutae sunt, et impositae collo meo: infirmata est virtus mea: dedit me Dominus in manu, de qua non potero surgere.
Le joug de mes iniquités est venu fondre sur moi : la main du Seigneur en a fait une chaîne, qu’il m’a mise au cou ; ma force est anéantie. Le Seigneur m’a livrée à une puissance dont je ne pourrai me défendre.Jerusalem, Jerusalem, convertere ad Dominum Deum tuum.
Jérusalem, Jérusalem, convertissez-vous au Seigneur votre Dieu.