Aleteia a rencontré le cardinal Gerhard Müller, à l’occasion de la parution de son livre, Pauvre pour les pauvres (Parole et Silence), préfacé par le pape François.
Le cardinal Müller est le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (CDF), l’organe chargé de promouvoir et de garantir la doctrine en matière de foi et de mœurs, et qui fut longtemps présidée par le cardinal Joseph Ratzinger. Ordonné évêque par Jean-Paul II, nommé à la tête de la CDF par Benoit XVI et créé cardinal par François, cet Allemand de 66 ans est un théologien de renom, mais aussi un habitué des bidonvilles péruviens et un spécialiste européen du mouvement de « la théologie de la libération ». Récit d’une rencontre exclusive avec un homme d’Église peu commun, pour qui la théologie est un discours sur le divin à ne pas déconnecter de l’humain – pour qui les pauvres ne sont jamais l’objet d’une réflexion théorique.
Votre Éminence, vous avez beaucoup écrit sur la théologie de la libération, courant peu connu ou mal compris des catholiques. Quel est le sens chrétien de la libération ?
Cardinal Gerhard Müller : En tant que courant de pensée, la théologie de la libération est née en Amérique latine après le concile Vatican II, des travaux du prêtre péruvien Gustavo Gutiérrez. Mais la libération est d’abord un thème biblique, puisque Jésus a libéré les hommes du péché et de la mort. Elle a aussi, inévitablement, un effet social. Non, Jésus n’est pas venu apporter un paradis terrestre mais le royaume de Dieu. Et ce royaume de Dieu consiste dans le fait d’aimer Dieu au-dessus de tout et le prochain comme nous-mêmes. Nous vivons en société, nous appartenons à des communautés humaines. C’est pour cela que la libération de la mort et du péché a des conséquences sociales.
Ainsi, le vivre ensemble des hommes doit être caractérisé par des principes moraux, individuels et sociaux. L’Église a pour mission de rendre présent et de communiquer ce droit naturel, ces principes moraux. En 2 000 ans, elle est passée par des situations sociales et historiques mouvantes ! Rappelons-nous qu’au XVIe siècle, lors du processus de conquête de l’Amérique latine, l’Église était du côté des plus faibles : le dominicain espagnol Bartolomé de Las Casas est une grande figure de la défense du droit des Indiens. Peut-être y aura-t-il un jour un procès de canonisation ! Il était contemporain d’autres intellectuels réunis dans l’École de Salamanque, qui ont dénoncé l’esclavage des êtres humains. Plusieurs papes de cette époque ont aussi condamné ces situations dans des documents pontificaux. Sous le IIIe Reich, autre situation d’extrême négation des droits humains, Bartolomé de Las Casas est devenu un symbole de résistance et de libération. En 1938, le dramaturge allemand Reinhold Schneider a imaginé la rencontre entre Las Casas et Charles Quint dans sa pièce Las Casas vor Karl V (non traduite en français). Las Casas devient la voix des hommes de son temps et notamment des juifs. Pour Gutiérrez et pour nous, ces exemples ne sont pas seulement des réminiscences historiques, mais des événements qui nous concernent.
Cette théologie est donc actuelle ? Peut-on par exemple en parler pour toute situation où l’Église s’engage aux côtés de la détresse humaine ?
Nous vivons au XXIe siècle, après la révolution industrielle : notre époque reste marquée par le colonialisme, par un faux eurocentrisme. La théologie de la libération est née dans un contexte de grande dépendance des pays d’Amérique du sud par rapport à l’Europe. Dans cette mesure, oui, on peut l’appliquer de manière analogique aux pays d’Afrique et d’Asie. La théologie de la libération d’aujourd’hui s’interroge sur la possibilité de proclamer la dignité de l’homme dans un contexte d’absence de liberté et d’oppression et de mépris des droits humains fondamentaux.
Mais attention, la libération de l’homme ne passe pas uniquement par la politique : on tomberait dans la construction d’une société idéale au travers de l’éducation. C’est un modèle à la Rousseau, un rêve fou de technique sociale, finalement. D’où nous vient ce modèle ? De la dialectique des Lumières qui affirme que l’homme veut tout faire par lui-même… et qui aboutit aux grandes utopies et idéologies. L’expérience a montré que ces projets ont empiré la situation.
Il a été reproché à la théologie de la libération d’avoir pris à son compte l’analyse marxiste. Les sciences sociales sont aujourd’hui précieuses, mais en employant une anthropologie juste qui conserve les dimensions transcendante et immanente. La philosophie marxiste affirme qu’une classe doit détruire l’autre. Pour notre part, nous disons que les hommes doivent dépasser ces classes, au moyen d’une nouvelle solidarité. In fine, ce qui compte, c’est de juger l’ensemble de la réalité à la lumière de l’Évangile, de mettre en œuvre la communion de l’Église avec la force de la grâce.
Selon la théologie de la libération, nous recevons tout de la grâce de Dieu mais l’homme est appelé à s’impliquer activement pour répondre à cette grâce : nous sommes libérés pour être libres ! Dieu nous a libérés pour que nous puissions collaborer à la libération des hommes, construire une société positive. Il s’agit aussi de dépasser l’égoïsme en nous, le péché d’être simplement renvoyé à soi-même. Ce qui est décisif, c’est de se servir de la liberté dans l’amour de Dieu et pour les autres.
Le pape François, qui nous vient d’Amérique latine, a parlé d’une « Église pauvre pour les pauvres ». Il préface notamment votre livre, du même titre. D’une certaine manière, la théologie de la libération n’est-elle pas au cœur de son message ?
Le pape représente l’ensemble de l’Église : il n’est pas seulement le porte-parole d’un courant ou d’un ensemble et il y a d’autres théologies dans l’Église. Scotiste, thomiste… ces différentes théologies aident toutes l’Église dans l’intelligence de la foi, à condition d’&eacut
e;laborer les catégories de pensée nécessaires pour comprendre le monde actuel, pour proposer des solutions concrètes aux défis de notre temps.
Dans le domaine de l’intelligence de la foi, nous croyons ainsi que Dieu a créé le ciel et la terre, mais cette vérité doit être articulée avec les sciences modernes, de sorte que le plan scientifique et le plan de la foi ne restent pas simplement juxtaposés. Nous devons trouver le langage pour exprimer cette vérité de foi de manière compréhensible. Le contenu de la foi demeure toujours le même parce qu’il est révélé, mais la manière de l’exprimer, la conscience que nous en avons, peuvent changer et doivent être adaptées. Il en va de même pour la notion de libération. Du temps de l’Empire ottoman, elle a conduit différentes congrégations religieuses, comme les Trinitaires, à se consacrer au rachat des captifs. Nous n’en sommes pas si loin aujourd’hui, à l’heure où des chrétiens et des non-chrétiens sont maintenus captifs et rachetés par des organisations terroristes.
L’Église s’implique, s’engage dans ce monde en faveur de la solidarité humaine, de la démocratie, de la dignité des personnes, comme étant les valeurs « intramondaines », c’est-à-dire, de l’ordre du monde, les plus élevées. Ceci ne date pas du pape François, mais de Léon XIII, donc de la fin du XIXe siècle ! Tous les papes ont eu le souci d’un engagement dans le monde en faveur d’une libération authentique des personnes. À Strasbourg, le pape François a repris ce message de manière très large. Il n’est pas possible, a-t-il dit, que nous, dans l’Union Européenne, jetions ou détruisions de la nourriture, tandis qu’ailleurs des enfants meurent de faim. Que dire aussi de tous ces instituteurs, institutrices, infirmiers et infirmières au chômage, alors que tant d’endroits manquent d’enseignants et de soignants ? Il n’est pas non plus acceptable qu’en raison d’une mutation technologique une entreprise ferme ou se délocalise et que ses employés soient mis à la rue, tandis que les managers perçoivent des parachutes dorés. Le message n’est pas de protéger un camp en détruisant l’autre ! La mutation des structures doit être portée dans un esprit de solidarité, et non avec une partie gagnante et l’autre perdante.
La théologie de la libération n’est-elle pas une théologie des pauvres pour les pauvres ? Quelle y est la place des riches et quelle libération peuvent-ils attendre ?
Il est vrai que la théologie de la libération regarde d’abord en direction des millions de gens pauvres. On ne peut pas se limiter à demander aux riches de vivre un rapport à la religion qui soit purement spirituel et esthétique. Il leur appartient de changer vraiment toute leur attitude. Pensons aux États sudistes esclavagistes d’Amérique, quand des maîtres entonnaient à l’église des cantiques émouvants, parlant de Dieu qui avait donné son Fils pour libérer le monde, avant de retourner fouetter leurs esclaves et parfois détruire des familles. Jusqu’aux années 1970-1980, j’ai vu, en Amérique latine, de grands propriétaires faire marcher les travailleurs au fouet. Ces même grands propriétaires encaissaient tout, alors que le travail en commun doit profiter à tous.
Il y a là un péché social qu’il ne faut pas oublier : c’est l’existence même de ces populations qui, tout en travaillant, n’ont pas les moyens d’être assurées socialement, d’envoyer leurs enfants à l’école ou à l’université. Les entrepreneurs et les dirigeants économiques sont responsables. Mais il appartient aussi aux politiciens de modeler les sociétés dans le bon sens, en s’attaquant au problème de la corruption dans la sphère politico-judiciaire. Viennent ensuite les moyens qu’ont, ou que n’ont pas, les populations défavorisées pour défendre leurs droits légitimes en justice.
La théologie de la libération ne se limite donc pas à des pays du tiers-monde ! Ce sont aussi les chrétiens des pays développés qui peuvent apprendre quelque chose de cette théologie en vue d’un engagement social chrétien pour un monde plus juste, dans la culture, la politique et la communication moderne.
Cardinal Müller, Pauvre pour les pauvres (Éditions Parole et Silence)
Disponible auprès de La Procure