Lorsque le fidèle médite les mystères joyeux du Rosaire et qu’il s’arrête à la Présentation de Notre Seigneur au temple, il est invité à contempler l’obéissance et la pureté afin d’en vivre lui-même. L’obéissance du Fils envers le Père s’inscrit dans cette offrande de l’Enfant dans la maison de Dieu, alors que son sang, racheté par un couple de tourterelles, sera plus tard versé pour le salut des hommes. Cette relation d’autorité au divin est d’ailleurs une intuition naturelle, présente dans toutes les cultures traditionnelles, dans les religions naturelles et dans les sagesses humaines. Comme l’écrivait Sénèque, "nous sommes nés dans un royaume : obéir à la divinité, voilà la liberté" (De la vie heureuse). À notre époque, héritière depuis plus de deux cents ans de remise en cause de toute autorité transcendante, l’obéissance que nous admirons tant en la personne du Christ ne remporte guère nos suffrages et nous considérons avec suspicion toute obéissance qui ne proviendrait pas de notre volonté propre.
Comme un bâton de vieillard
Il fut suffisamment reproché aux jésuites du XVIIIe siècle le célèbre [obéir] perinde ac cadaver — "comme un cadavre, comme une carcasse". Mauvais procès s’il en est car cette formule de la plus haute antiquité chrétienne, très utilisée par les premiers anachorètes des déserts d’Égypte et de Palestine au IVe siècle, n’apparaît qu’une seule fois, et un peu par accident, sous la plume de saint Ignace de Loyola dans les Constitutions de la Compagnie de Jésus et dans les Lettres que ce fondateur rédigea sur le sujet, dont sa fameuse missive du 26 mars 1553 adressée aux jésuites de Coimbra au Portugal, alors en pleine crise. La phrase incriminée, et ensuite sans cesse brandie par les ennemis des jésuites au siècle des Lumières, est la suivante :
Il faut considérer que chacun de ceux qui vivent dans l’obéissance doit se laisser mener et diriger par la divine Providence au moyen du supérieur, comme s’il était un corps mort qui se laisse mener n’importe où et traiter n’importe comment, ou comme un bâton de vieillard qui sert n’importe où et pour n’importe quelle chose à celui qui, le tenant dans sa main, voudra s’en aider. (Constitutions, Sixième partie, ch. 1, n° 547).
Rien de très original dans ces deux comparaisons ici utilisées. Saint Nil le Sinaïte parle déjà du cadavre au Ve siècle en reprenant l’image aux Pères du désert. Saint Ignace l’aura connu en lisant la Vie de François d’Assise par Thomas de Celano. Quant au bâton, saint Basile le mentionne dans sa Règle.
L’obéissance selon la raison
Tous ces auteurs spirituels ne revêtent aucun supérieur d’un pouvoir absolu car tous précisent que chaque supérieur est lui-même l’inférieur, donc un outil docile, entre les mains d’un autre supérieur, ceci en remontant jusqu’à Dieu. Bien évidemment, les débordements et les manipulations sont toujours possibles lorsque cela est en possession d’êtres qui recherchent d’abord leur puissance personnelle. Saint Ignace, comme les autres, en était bien conscient et il a suffisamment prévu, pour chaque religieux, la liberté de la "représentation" lorsqu’un ordre donné semble être injuste ou inapproprié. Les recours sont nombreux et variés : le cadavre n’est plus rigide et le bâton n’est plus sec. Saint Ignace connaît l’enseignement de saint Thomas d’Aquin sur le sujet, et il s’en inspire, ainsi que des Saintes Écritures. Comme l’écrira plus proche de nous un véritable témoin persécuté de l’obéissance religieuse, le prêtre argentin Leonardo Castellani : "L’obéissance religieuse est élevée à la perfection évangélique ; elle ne peut qu’advenir dans le climat de la charité et l’abus de l’autorité la rend non seulement impossible, mais constitue une forme de profanation ou de sacrilège" (Sur l’obéissance, 1945).
L’obéissance est raisonnable, elle connaît donc des limites, même si elle est "aveugle". Cela est vrai de toute obéissance, dans la vie civile, au sein de l’Église, et chacun doit s’en souvenir, au risque de connaître plus d’un abus, ou d’en commettre. Il existe une façon malsaine de brandir à tout bout de champ une fausse conception de l’obéissance qui est l’inverse de ce que saint Thomas définit ainsi : "Une oblation raisonnable prononcée par le vœu de soumettre sa propre volonté à une autre à des fins de soumission à Dieu et de perfection" (Somme théologique, IIa-IIae, q. 104). L’obéissance n’est pas absurde. Ses deux limites sont la raison droite et la loi morale. En fait, comme la foi, elle est aveugle et éclairée tout à la fois. Saint Ignace souligne, à la suite du Docteur angélique, qu’il est physiquement impossible d’obéir à quelque chose d’absurde et de consentir à quelque chose où on croirait déceler un aspect peccamineux. C’est un principe intangible, mis en valeur par cette affirmation de saint Thomas : "Chacun est tenu d’examiner ses actes, selon la science qu’il a reçue de Dieu, qu’elle soit naturelle, acquise ou infuse : car tout homme doit agir selon la raison" (De Veritate, 17. 5, ad 4).
Devant ce qui nous dépasse
L’ordre naturel ne doit pas être aboli mais peut être sacralisé et élevé par une obéissance respectée à la fois par celui qui ordonne et celui qui obéit, tous deux s’inclinant devant ce qui les dépasse. La vertu d’obéissance appartient à la vertu de religion. Castellani développe très justement :
Ceux qui sont emportés par une quelconque passion, ou par ignorance ou par malveillance, sciemment ou non, veulent faire un "cadavre" au sens propre du terme de leurs subordonnés ; ou bien se soumettent au supérieur avec la servilité inerte ׅ"d’ineptes bâtons", pèchent, abusent du don de Dieu et discréditent le Christ. Comme toute vertu se situe entre deux vices, ainsi l’obéissance chemine entre l’insoumission d’un côté et la soumission servile de l’autre, l’esprit de servitude, l’obéissance morte, l’assujettissement de l’homme à sa condition humaine, la paresse, la paresse d’esprit et la lâcheté d’être une personne, toutes ces choses qui sont infâmes à Dieu et à l’homme Jésus-Christ et qui empêchent l’homme d’être maître de lui-même, de prendre le gouvernail et d’être le capitaine de son âme. (Sur l’obéissance)
Le bon usage de l’autorité
Tout usage du commandement, d’une quelconque manière que ce soit, pour des œuvres absurdes, irrationnelles, futiles, inutiles, irréfléchies, ou simplement mineures en volume ou dérisoires en importance, constitue un péché grave. Il s’agit d’un péché d'irrévérence et de profanation. Le manque de justice, de charité, de justice distributive, le relâchement et l’impuissance à réparer les iniquités sont des dérives fréquentes chez ceux qui gouvernent, qui dirigent, qui ordonnent. Cela est bien sûr à l’inverse du plan de Dieu pour tout homme.
Comme l’autorité humaine est toujours plus ou moins mêlée de pouvoir, à l’inverse d’une autorité qui ne serait que spirituelle, chacun doit être conscient et honnête afin de ne pas céder aux chants des sirènes. Le déplacement de l’autorité et de l’obéissance, à cause d’un mauvais usage du pouvoir, est une marque humaine de toujours mais encore davantage en des temps où l’autorité divine n’est plus tellement comprise ou acceptée, y compris parmi les hommes qui disent se consacrer à son service. Il est donc plus que jamais nécessaire de méditer sur l’exercice d’une saine et sainte obéissance, à la lumière de celle du Christ dès sa Présentation.
![La prière est une forme d’obéissance](https://wp.fr.aleteia.org/wp-content/uploads/sites/6/2023/04/PRAY-WOMAN-CHURCH-shutterstock_1822640993-e1686221597843.jpg?resize=300,150&q=75)