Le 14 janvier dernier a été publiée la 38e édition du baromètre annuel de la confiance dans les médias, qui associe cette année La Croix, l’agence Verian et La Poste. (On laisse de côté la question de la validité du sondage en tant que moyen de connaissance de l’ "opinion", sur laquelle il y aurait des choses à dire.) Une fois de plus, les journalistes qui en ont rendu compte ont constaté que la confiance dans les médias n’était pas excellente. Une fois de plus, comme depuis 1987, ils ont déploré la situation, cherché à l’expliquer, réfléchi à y répondre. Donc, une fois encore, les médias ont parlé des médias. Mais, à vrai dire, est-ce étonnant ?
La naissance du "monde médiatique"
Car les médias parlent d’abord des médias, estimant que ce qui est dit ou rapporté par d’autres médias constitue une information à rapporter. Le monde médiatique vit, quoi qu’il en dise, assez largement de lui-même, et ce depuis son établissement comme système s’étant attribué la mise en circulation légitime de ce qui doit être connu et rapporté. La chose est originelle, structurelle même. En effet, en son surgissement, le monde médiatique est une réalisation de la liberté de la presse, qui n’est pas d’abord la liberté de l’information. "Presse" doit ici être pris en son sens premier : l’instrument mécanique qui permet d’imprimer des feuilles, ensuite distribuées ou vendues, sous forme de livre, brochure, feuilles, placards… Ces productions de la presse ne rapportent pas d’abord des faits ou des informations. Elles servent à exprimer des opinions sur ce qui se passe, qu’il faudrait faire, aurait fallu faire, faudra faire, sur ce que les autres impriment, disent et propagent. La liberté de la presse, c’est la liberté de la publication de ses opinions sur ce qui se passe et de publication de ses opinions sur celles des autres. Le monde médiatique est né comme monde de publicistes, de gens qui publient, qui publient ce qu’ils pensent et réagissent aux publications des autres publicistes.
Ce monde de publicistes s’est développé, par adjonction et partielle interpénétration avec celui des publicateurs et quêteurs de nouvelles et d’informations, en monde de journalistes, c’est-à-dire en système s’appropriant et revendiquant la recherche d’informations originales, attestées, vérifiées, et d’opinions aussi diverses que variées, afin de les publier, les analyser, les commenter et les faire analyser et commenter. L’ensemble est justifié par la compréhension qu’ont les sociétés libérales de leur fonctionnement (prendre des décisions fondées sur des bases les plus objectives possibles et en confrontant les opinions), et par une appétence sociale pour cette modalité de mise en circulation des réalités sociales. (Celle-ci est bien sûr socialement construite : la distinction entre la rumeur et l’information n’est pas évidente, pas plus que l’idée qu’il faut s’informer et avoir une opinion.) In fine, on en est arrivé au monde médiatique, cette sphère sociale se chargeant de la collecte, de la production et de la mise en circulations d’informations, d’opinions, de réflexions, de fictions et de divertissements.
L’intérêt des médias et l’intérêt du public
Mais cette évolution n’a jamais fait disparaître la réalité première : la sphère médiatique est un espace d’opinions qui parle ou discute avec d’autres opinions. Cela peut être évident, comme lorsque les opinions sont explicites, à tel point que le monde médiatique a inventé la forme du commentaire, de l’éditorial, de la chronique, pour distinguer ce qui relèverait de la mise en circulation de l’information de ce qui relèverait de l’opinion sur l’information. C’est moins évident mais tout aussi réel lorsque le monde médiatique donne la parole à tel ou tel, ou privilégie, pour des motifs divers et variés, telle ou telle information ou analyse. C’est aussi présent par la manière dont sont réalisées les collectes de données, par les méthodes de leur construction et de leur mise en récit. Enfin, cela se perpétue par le choix de ce dont il faut parler ou qu’il faut rapporter, de ce dont on peut parler ou que l’on peut évoquer, et par la manière de hiérarchiser ces éléments. C’est notamment ici que se glissent les inclinaisons, préférences, opinions du monde médiatique, et c’est sur cette pratique de sélection, de hiérarchisation et de mise en forme qu’il ne rend pas de compte.
En effet, de ce processus, le monde médiatique ne veut pas avoir à parler, alors qu’il assume l’éditorial, qu’il défend son équilibre ou son engagement, et qu’il veut exposer toujours davantage ses méthodes de travail. Car évoquer la sélection hiérarchisée de ce dont il faut parler, ce serait reconnaître que le travail médiatique relève d’abord de l’opinion, avant d’être l’objet de modalités d’objectivation plus ou moins poussées. Aussi le monde des médias argue-t-il de l’intérêt du public et du débat public, se couvrant de la mission qu’il s’est lui-même attribuée et qui lui aussi socialement reconnue. Mais il n’explique pas en quoi ses choix reflètent bien les intérêts du public (dont il faudrait établir qu’il existe vraiment) et l’intérêt public, assimilant en fait ce qui l’intéresse à ce qui doit intéresser le public et a un objectif d'intérêt public.
Un prophète contesté
Finalement, ce fonctionnement est celui d’un magistère. Le monde des médias est devenu l’institution qui produit et met en circulation d’une manière très spécifique la vérité ou les éléments à partir desquels se produira la vérité sociale, celle sur laquelle on se mettra d’accord de manière plus ou moins complète pour un temps plus ou moins long. Il est aussi celui qui juge plus ou moins explicitement de la validité de cette vérité sociale, qui la promeut ou la conteste. Cette fonction magistérielle, qui est aussi une revendication d’autolégitimation, explique pourquoi ses relations avec toutes les autres institutions prétendant dire et organiser le vrai (l’État, les institutions religieuses) sont en perpétuelle tension. Car, depuis sa naissance, il s’est posé comme leur contestataire, leur rival et leur alternative, en revendiquant notamment la révélation et l’exposition de tout ce qui diverge peu ou prou de l’ordre établi et qui en montre les limites, les failles ou les remises en cause. Bref, il s’est pensé et vécu comme le prophète incontestable de la modernité.
Mais cet établissement jamais assumé comme institution magistérielle d’opinion explique aussi pourquoi la confiance en lui s’est amenuisée ou a pris des dimensions fort complexes. En effet, comme tous les magistères, en ces temps qui sont les nôtres, il est soumis à la sécularisation, à la fin de la croyance dans les grands récits et les grandes vérités, à l’appropriation critique ou dubitative de toute réalité et de toute information. Alors qu’elle a contribué à la sécularisation, la sphère médiatique en subit à son tour les effets, ou plus exactement commence à comprendre qu’elle en subit les effets. Il ne lui suffira pas de penser que cela est dû à l’irruption des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle, à la manière dont elle a pu rendre compte des réalités, à son investissement partiel (mais déjà si ancien…) par des intérêts privés ou idéologiques. Si tout cela est sans doute important, cela pèse moins que la décrédibilisation généralisée l’atteignant finalement après toutes les autres institutions, selon la logique implacable de la modernité.
La fin d’une autorité ?
À ce titre, dans une société se fondant sur le désétablissement de toutes les institutions, il devrait se réjouir de cette autonomisation envers son magistère, tant il a travaillé à ce désétablissement. Mais quelle autorité se réjouit de gaieté de cœur d’être dissoute ? Car, même si tout ne se réduit pas à cela, l’autorité n’est jamais loin du pouvoir, le pouvoir de la puissance, la puissance des satisfactions symboliques et matérielles et de l’impunité… Bref, the times they are a-changin’, et est-ce vraiment une mauvaise nouvelle ?
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