Étonnant personnage et personnalité démesurée au point de remplir son siècle que celle de Colomban, mort le 23 novembre 615 à Bobbio, en Italie. Colomban est né vers 540 dans la province de Leinster en Irlande, dans une famille de l’aristocratie. À en croire son premier biographe, Jonas de Bobbio, sa mère, enceinte, rêve qu’elle met au monde une vive lumière qui en dissipera les ténèbres. Ce songe justifie son choix, contraire aux traditions celtiques, de conserver ce fils auprès d’elle et l’élever elle-même au lieu de respecter le traditionnel échange des enfants entre clans. Le garçon reçoit au baptême le prénom très fréquent de Collum ou Colm, colombe, équivalent au latin Columbanus qu’il adoptera adulte pour éviter toute confusion avec de nombreux homonymes. Cela le place sous la protection du Saint Esprit qui ne lui fera jamais défaut.
Après d’excellentes études, Colomban, tiraillé encore entre l’appel du monde et celui de Dieu, consulte une recluse de Carlow qui, frappée de sa beauté, lui enjoint de "fuir" pour échapper aux tentations de la chair. Il décide alors de se rendre en Ulster, chez l’abbé de Cluain Inis, poursuivre ses études avant de se consacrer à Dieu. C’est compter sans sa mère qui, au désespoir de son départ, se couche en travers du seuil de leur maison. Sanglotant, Colomban lui passe sur son corps et s’enfuit. Première et spectaculaire rupture avec les affections les plus naturelles. De Cluain Inis, Colomban, ensuite, se rend à Bangor, monastère gigantesque où les vocations, en dépit d’une règle d’acier, affluent de toute l’Irlande. On y prie sans cesse, mange à peine, ne dort presque pas, travaille et étudie jusqu’à tomber d’épuisement, mais l’on y forge des saints. Colomban y est comme un poisson dans l’eau, un temps au moins.
En quête d’âmes à sauver et de martyre à risquer
À la fin des années 580, il décide de quitter Bangor et s’en aller, avec des compagnons choisis, pérégriner à travers l’Europe en quête d’âmes à sauver et de martyre à risquer. Dans l’Église romaine, ces pratiques gyrovagues sont tenues pour dangereuses, voire d’origine démoniaque ; la stabilisation des religieux dans leur monastère étant intangible. Il n’en va pas de même dans le monachisme celtique où, au contraire, la peregrinatio pro amore Dei, le choix de l’exil volontaire pour l’amour de Dieu, est tenue pour exceptionnellement louable. En quittant sa patrie dans une intention missionnaire, renonçant à la sécurité de son monastère, la solidarité de ses frères, le moine accomplit la plénitude de l’appel évangélique : "quitte tout et suis-moi."
Le départ de Colomban et d’une douzaine de frères tient sans doute aussi à une mésentente grandissante avec les supérieurs. Peut-être l’atmosphère de Bangor lui est-elle devenue irrespirable. Quoiqu’il en soit, vers 589, Colomban et ses frères débarquent en Armorique, près de l’actuel Saint-Coulomb (Ille-et-Vilaine). À en croire les informations en leur possession, anciennes, les grandes invasions du siècle précédent ont fait retomber l’Europe dans les ténèbres du paganisme ou de l’hérésie. C’est pour les dissiper qu’ils sont venus. D’autres avant eux s’en sont chargés ; il n’y a plus ni païens ni hérétiques à convertir. Pour en rencontrer, il faut aller au-delà du Rhin, aventure que le jeune roi d’Austrasie, Childebert II, et sa mère Brunehaut déconseillent.
Avis peu désintéressé : la reine-mère, en délicatesse avec les évêques francs, pense habile de créer un contre-pouvoir religieux en accueillant les moines irlandais. Son beau-frère, le roi Gontran de Burgondie, dont Colomban va ensuite réclamer l’appui, fait davantage en lui offrant aux gyrovagues de s’installer sur ses terres. Colomban opte pour un camp romain en ruines au cœur des Vosges, Annegray, fonde un premier monastère. Trois années suffisent à le rendre trop étroit tant l’âpreté de la règle fascine une catholicité franque déshabituée de telles exigences. Vers 593, Colomban fonde une seconde abbaye à Luxeuil, puis une troisième à Fontaine. Parfois, afin d’échapper aux solliciteurs qu’attire sa réputation de thaumaturge, l’abbé fuit dans la montagne, y vivant fraternellement avec les animaux.
Le refus de s’accommoder avec les modes du temps
Ce succès irrite les évêques locaux dont Colomban, suivant l’usage irlandais qui affranchit les abbés de leur tutelle, ne faisait aucun cas, d‘autant que la protection royale le rend intouchable. Le clergé franc dénonce l’importation de pratiques celtiques contraires à celles de Rome : ordre des prières de la messe, date de Pâques décalée, tonsure différente ; Brunehaut reste sourde à ces protestations : les Irlandais lui sont utiles. Colomban cesse de l’être le jour où la reine s’avise de l’influence prise par l’abbé sur le jeune roi Thierry de Burgondie, celui de ses petits-fils encore sous sa pesante tutelle. Pour mieux le manipuler, la reine encourage sa débauche d’adolescent, scandalisant Colomban qui pousse Thierry à se marier, issue que Brunehaut refuse pour s’éviter une rivale.
La crise éclata lorsque Colomban, lors d’une visite à la cour, refuse sa bénédiction aux bâtards royaux, lesquels, selon le droit germanique, sont aussi légitimes que des princes nés d’union catholique. Colomban et ses moines sont expulsés de Luxeuil, raccompagnés à la frontière. Thierry a commis une erreur mortelle… Chasser Colomban risque de déclencher l’ire céleste, certes, mais, surtout celle des pieux seigneurs burgondes qui le tiennent pour un saint. En quittant les terres de Thierry, Colomban, vengeur, prédit que, sous trois ans, la descendance de Brunehaut aura péri et que la couronne franque reviendra au fils de sa défunte rivale Frédégonde ; la prophétie s’accomplit, parce que ses amis y aideront considérablement.
Colomban, qu’une tempête a empêché d’embarquer pour l’Irlande, gagne la cour de Théodebert II, frère aîné de Thierry, qui l’installe royalement sur les bords du lac de Constance, puis, Théodebert victime de son cadet, Colomban passe en Italie, où la reine des Lombards, Théodelinde, qui achève la conversion de son peuple au catholicisme, l’établit dans les Apennins, à Bobbio, où il mourra en odeur de sainteté. Quelques décennies suffiront pour que la règle colombanienne, trop sévère, soit partout supplantée par celle de saint Benoît mais l‘échec n’est qu’apparent. Outre une postérité de saints qui éclairent le VIIe siècle, - Gall, Omer, Wandrille, Philibert, Romaric, Éloi, Valéry- Colomban laisse un exemple. Dans une époque attiédie prête à composer avec le monde et les puissants, il refuse, au risque de sa sécurité, sa liberté, sa vie, compromis et compromissions parce que la loi de Dieu ne tolère pas d’accommodements avec les modes du temps et la faiblesse des mœurs. Ses contemporains et la postérité l’ont accusé de manquer à la charité quand lui seul se montrait réellement charitable aux pécheurs. Leçon plus que jamais d’actualité.