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Lorsque que l’on entend dans l’évangile le récit de la rencontre de Jésus avec le jeune homme riche, on ne peut s’empêcher de se sentir un peu navré pour lui. Quel dommage de voir passer ce jeune à côté de l’appel du Christ. Quel gâchis de ne pas parvenir à faire le dernier pas vers Lui ! « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi » (Mc 10, 21). Ne sommes-nous pas quelques-uns à espérer qu’un jour, un peu plus tard dans sa vie d’homme, il soit revenu vers le Christ, ayant vendu tous ses biens et enfin prêt à le suivre ?
Ce qui lui manque
Mais qui est-il, ce jeune homme ? Il observe la Loi et le grand commandement, il semble initié à la foi juive qu’il applique avec rigueur. On pourrait dire de lui aujourd’hui qu’il est un bon chrétien. Et pourtant, il sent bien que malgré tous ses efforts, il reste une insuffisance, une soif qui ne s’étanche pas complètement, une aspiration plus absolue. Quelque chose lui échappe et il ne saurait dire quoi. Il ose alors s’approcher de Jésus et lui pose cette question : « Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? Que me manque-t-il ? » En d’autres termes, que dois-je faire de plus pour toucher à la grâce ?
Il aspire à la vie éternelle. Un peu comme si celle-ci était une récompense dont nous serions dotés à l’issue d’une vie passée à respecter les lois à la lettre. Mais peut-être qu’en fait, c’est autre chose. Car il le voit bien, les disciples qui suivent le Christ depuis le début ont quelque chose de plus : une douceur un peu fiévreuse, une sagesse qui interpelle, une joie qui rayonne… Qu’est-ce donc qui les anime au contact de Jésus ? Est-il possible qu’un peu du Royaume puisse déjà se goûter auprès du maître ?
La condition pour suivre Jésus
Ce jeune homme est beaucoup plus proche de nous que nous ne l’imaginons, en le regardant un peu de haut. Il est comme nous qui avons tant : un toit, un lit, une assiette et un verre bien remplis, un Dieu bon, une Église et des commandements. Et ce cher jeune homme, je l’entends soudain très clairement me renvoyer cette question : « Et toi, es-tu navré pour toi-même comme tu l’es pour moi ? As-tu parfois conscience, comme moi, qu’il te manque quelque chose ? Que tu survoles un peu ta vie de chrétien et que tu te contentes de respecter les “règles” ? Penses-tu en faire assez ? »
Quand il s’en va, tout triste, lorsque le Seigneur l’invite à renoncer à ses grands biens et à le suivre, il est bien conscient que l’invitation de Jésus ne se cantonne pas « uniquement » à renoncer à ses biens matériels. Il s’agit aussi de mettre sur la table sa sécurité, son confort, son temps, la considération et la réputation dont il jouit, ses talents et son dévouement. Il s’agit de donner tout ce qu’il a lui-même reçu. Voilà la condition pour suivre vraiment le Christ. Et c’est peut-être à cela que nous avons tant de mal à nous résoudre. Rechercher la pauvreté véritable et volontaire de nos âmes car c’est elle qui nous rend capable de Dieu.
Devenir un pauvre de cœur
Voilà qui est profondément et véritablement difficile. D’autant plus lorsque nous avons été richement dotés, comme le constate le Christ quelques lignes plus loin dans l’Évangile : « Il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux » (Mc 10, 25). C’est à la pauvreté de tout notre être, celle qui ne s’obtient que dans le don véritable et complet de soi-même que Jésus nous invite. « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, puis viens, suis-moi. » Autrement dit, rends-toi pauvre volontairement — choisis la pauvreté.
Tout ce que tu as reçu du Seigneur, puisque tu as tout reçu de Lui et en premier lieu ta vie, donne-le aux pauvres, c'est-à-dire à quiconque en a besoin. Tous tes talents et tes forces, tout ce que tu as en abondance, donne-le au monde. Donne-le à ceux qui n’ont pas la richesse particulière que toi tu as reçue. Et tout ce que tu n’as pas, donne-le aussi. Rends-toi vulnérable, quitte ta carapace. Défais-toi de tes artifices. Rends-toi dépendant et fais-toi serviteur plutôt que de lutter pour être de ceux qui décident et qui dirigent. Fais de toi-même un faible au profit du bien d’un autre. Débarrasse-toi de ton orgueil, de tes certitudes. Sors de la petite case confortable et sûre dans laquelle tu t’es rangé. Quitte tes habitudes de nanti, de gâté, de bien nourri. Abandonne la cécité qui t’empêche de voir la misère matérielle, psychologique ou spirituelle à ta porte. Renonce aux remparts que tu dresses entre toi et le reste du monde, entre toi et la pauvreté. Ta pauvreté à toi avant toute chose, car elle est grande et que tu dois la regarder en face. Mais aussi celle des autres. Sois dans la vérité, toujours. Défends la justice. Deviens résolument et volontairement un cœur pur.
Le virage serré de la conversion
Peut-être qu’en poursuivant ces efforts-là, on peut devenir le pauvre de cœur à qui est promis le Royaume des Cieux (Mt 5, 3) ? Un cœur qui choisit d’accepter sa faiblesse et de regarder bien en face la petitesse de son être parce qu’il a toute confiance en son Dieu. C’est exactement la recommandation de Jésus lorsqu’il envoie ses disciples en mission, deux par deux, sans argent, sans vêtement de rechange et sans nourriture. Ils n’ont que Dieu, que l’un pour l’autre et ceux qu’ils rencontreront pour subvenir à leurs besoins. C’est probablement ce qu’il faut pour apprendre à se quitter soi-même et parvenir à se donner entièrement, comme l’ont fait le Christ et de nombreux saints à sa suite.
Voilà peut-être ce que le jeune homme a saisi d’un coup en écoutant et en contemplant celui qui est la Vérité. Il est là le virage serré de la conversion que nous peinons tant à prendre, alors que nous le distinguons pourtant. L’Évangile appelle sans cesse à ce grand retournement qui permet à l’homme de dépasser sa nature et élever son âme pour la rapprocher du Ciel. Ils sont si beaux les exemples de ceux qui sont parvenus à choisir et épouser la vraie pauvreté. Ainsi cet autre jeune homme riche, le Poverello, saint François d’Assise, fils d’un riche marchand et promis à une belle carrière et qui lui aussi fut invité à tout quitter pour suivre le Christ. Saint François, aidez-nous à ne rien garder pour nous-même et à nous offrir toujours avec confiance, par amour pour notre Seigneur, pour servir sa Gloire et œuvrer au salut de tous ! « Ne gardez pour vous rien de vous, afin que vous reçoive tout entier Celui qui se donne à vous tout entier » (Lettre à tout l'Ordre, 26-29).
De la foi du jeune homme riche, nous ne saurons peut-être jamais ce qu’il est advenu et s’il a pu, en vieillissant peut-être, faire ce grand saut dans le dénuement de soi-même auquel nous appelle tous le Christ. Puissions-nous nous souvenir souvent de son échange avec Jésus, afin de ne jamais oublier que nous devons tout à Dieu.