C’est dans une tombe située dans un cimetière d’Uccle, au sud-ouest de Bruxelles, que repose le père de Tintin depuis plus de quarante ans. Aucune croix n’y figure, mais une simple plaque contenant l’inscription “Georges Remi dit Hergé, 1907-1983”. Y est également inscrit le nom de sa seconde épouse et veuve, “Fanny Vlamynck, 1934-”, encore en vie actuellement. Seul signe de fantaisie décelé dans ce cimetière désaffecté et partiellement envahi par les herbes folles : un bel os laissé devant la tombe par un passionné, ou un farceur, ou… par Milou lui-même, qui aurait traversé les décennies incognito et viendraient ainsi saluer son créateur ? Les tintinophiles les plus passionnés se plaisent à l’imaginer.
Tout comme une grande partie des Belges de sa génération, Hergé est mort dans un certain détachement vis-à-vis de la foi catholique de son enfance, une foi qu’il semble avoir perdu au rythme de la rupture de son engagement conjugal. Son divorce prononcé en 1977 avec sa première épouse, Germaine Kieckens, restée profondément catholique pour sa part, a mis un épilogue à trois décennies d’éloignement douloureux et à la lente désagrégation de ce couple qui n’avait pas eu d’enfant. "Si tu ne veux pas revenir pour moi, reviens au moins pour Tintin !", avait demandé Germaine à son mari dans une lettre bouleversante qu’elle avait adressée à la fin des années 1940 à son mari parti en cure en Suisse, qu’elle parvint à convaincre de reprendre son travail. Cet épisode, raconté par Pierre Assouline dans sa biographie de Hergé publiée en 1998 aux éditions Plon, traduit bien l’effacement de ce couple devant le personnage de Tintin, qui a fait la gloire de son créateur mais l’a aussi éclipsé et épuisé.
D’un catholicisme militant à un engagement humaniste
C’est le 10 janvier 1929 que le jeune Hergé, qui n’a alors que 21 ans mais dirige depuis plusieurs mois Le Petit Vingtième, supplément pour la Jeunesse du quotidien catholique conservateur Le XXe siècle, lance Tintin en direction du “pays des Soviets”, à la demande de son patron, l’autoritaire abbé Norbert Wallez. Au fil de ses aventures successives, vers le Congo, l’Amérique ou encore l’Orient, le personnage, inspiré par le scoutisme, prendra progressivement de plus en plus d’épaisseur et de popularité parmi les jeunes lecteurs belges, au point d’intéresser, en France, les bons pères dirigeant l’hebdomadaire catholique Coeurs vaillants, moyennant quelques adaptations. La descente aux enfers des deux bandits de L’Oreille cassée se voit ainsi remplacée par une scène plus elliptique, dans laquelle Tintin se contente de dire “Paix à leur âme” après leur chute dans la mer. Les mêmes prêtres dirigeant l’hebdomadaire catholique seront également à l’origine d’une autre série d’Hergé, Les aventures de Jo, Zette et Jocko, mettant cette fois-ci en scène une vraie famille. L’absence de généalogie de Tintin inquiétait en effet ces prêtres français, soucieux des références de leurs jeunes lecteurs.
Si les références à “Philippulus le Prophète” ou au “sparadrap du capitaine Haddock” peuplent encore aujourd’hui certaines homélies de prêtres ayant gardé leur âme d’enfant, les références chrétiennes explicites se font plutôt rares dans Tintin. Dans “Tintin au Congo” toutefois, des missionnaires apparaissent, qui peuvent correspondre aux pères blancs alors appelés à évangéliser la population de cette immense colonie belge. Quelques années plus tard, Le Trésor de Rackham Le Rouge voit apparaître la référence à “la croix de l’aigle”, qui conduira finalement les chercheurs du trésor vers une statue de saint Jean l’évangéliste pieusement conservée dans les caves du château de Moulinsart. Et dans ce même album, en pleine expédition aux Caraïbes, le capitaine Haddock se met en position de prière pour se moquer des Dupondt en leur faisant croire que, selon leurs calculs, ils devraient se retrouver à la basilique Saint-Pierre de Rome…
Différentes interprétations
Le tournant “humaniste” de Hergé est lié à un prêtre : l’abbé Gosset, aumônier des étudiants chinois de Louvain, prend dans les années 1930 l’initiative de contacter Hergé, dont il est un fidèle lecteur, afin de l’inciter à se documenter sur la Chine avant d’y envoyer Tintin, afin de se libérer des préjugés occidentaux. Il le met alors en relation avec un jeune étudiant en Beaux-Arts, Tchang Thong-jen, qui formera notamment Hergé à certaines techniques de calligraphie chinoise. Le Lotus bleu marquera ainsi un tournant dans l'œuvre de Hergé, qui s’inspirera de son ami pour le personnage homonyme de Tchang. Plus de vingt ans après les retrouvailles de Tintin et Tchang dans Tintin au Tibet, Hergé et Tchang Thong-jen, qui avait survécu aux persécutions de la Révolution culturelle, se retrouvent à Bruxelles dans un climat d’intense émotion.
Du Hergé militant catholique des années 1930 à la réflexion humaniste qui l’anima durant les décennies suivantes, les appréciations divergent quant à une interprétation de son œuvre selon une “herméneutique de la rupture” ou une “herméneutique de la continuité”. Le philosophe Jean-Luc Marion a suscité l'intérêt de Hergé en analysant l’évolution des aventures de Tintin sous le prisme d’une “théologie de l’absence de Dieu”. Inversement, Giovanni Maria Vian, ancien directeur de L’Osservatore Romano, le quotidien officiel du Saint-Siège, nous confie considérer Tintin comme “un héros chrétien”, notamment par son attention constante aux plus faibles.
L’historien italien, qui partage notamment sa passion “tintinophile” avec le cardinal Omella, archevêque de Barcelone et ancien président de la conférence des évêques d’Espagne, a mis comme photo de profil Whatsapp un crayonné de Tintin tiré du dernier album inachevé d’Hergé, Tintin et l’Alph-Art, avec en exergue la dernière phrase prononcée par Tintin : “Milou ! attends... je vais te donner un message... et tu le donneras au capitaine... au capitaine, bien compris ?”. Cette phrase laissant libre cours à l’imagination des lecteurs est, pour Giovanni Maria Vian, chargée de sens : "Je la ressens comme un signe de confiance, d’espérance et d’ouverture vers l’avenir", assure-t-il. Un signe que, si Hergé s’est progressivement éloigné du militantisme catholique de ses débuts, la relecture de ses albums selon une interprétation catholique demeure toujours d’actualité.