La fin du IXe siècle n’est pas l’époque la plus heureuse de notre histoire. Ce qui reste de l’Empire carolingien s’écroule sous les coups des Vikings dans le Nord-Ouest, des Sarrasins dans le Midi, des Hongrois dans l’Est. Le pouvoir impérial glisse, des mains débiles des derniers descendants de Charlemagne à celles des comtes de Paris, ces Robertiens qui, en 987, se hisseront sur le trône pour y imposer leur dynastie capétienne. En attendant ce dénouement, aucune autorité politique centralisée n’a plus les moyens d’œuvrer au bien commun. Grands et petits seigneurs s’arrogent les privilèges régaliens sur leurs terres, se muant souvent en despotes. L’état de l’Église n’est pas plus réjouissant : des sommets, où la papauté offre aux fidèles un spectacle de désolation et un scandale permanent jusqu’aux curés de campagne, ignorance, laisser-aller et mauvaises mœurs triomphent. Depuis des décennies, tous sont tombés sous la coupe des puissants laïcs qui confondent sans vergogne spirituel et matériel. Tout est à reconstruire mais nul ne semble en avoir ni l’envie ni les moyens.
L’endroit se nomme Cluny
C’est dans ce contexte désolant que se produit, en 910, un improbable miracle. Le duc d’Aquitaine, Guillaume, dit le Pieux, non sans raison, décide de tenter une expérience dont il attend beaucoup : fonder une abbaye réformée qui servira d’exemple à la chrétienté et d’où partira, du moins il l’espère, la restauration nécessaire. Guillaume est aussi comte d’Auvergne et de Mâcon. Près d’Aurillac, il a déjà fondé une abbaye qu’il a dotée à titre expérimental de privilèges audacieux. Cette tentative semble bien réussir. Le plus simple serait d’aider à son développement mais la région s’y prête mal et Guillaume va lui préférer le Mâconnais et un domaine qu’il y possède, assez proche de la Saône et du Rhône pour faciliter les échanges entre les mondes latin et germanique, Méditerranée et Manche.
L’endroit se nomme Cluny. Bordées d’une rivière, les terres y sont riches, des infrastructures agricoles déjà existantes, ainsi qu’une chapelle qui servira provisoirement d’abbatiale. Le 11 septembre 910, Guillaume y installe l’abbé des grands monastères du Jura, modèle achevé et exigeant de vie monastique, Bernon, qui, accompagné d’une dizaine de frères, accepte de construire une abbaye idéale, préfiguration de la Jérusalem céleste, placée sous la protection des saints apôtres Pierre et Paul, afin de mieux l’ancrer dans l’obédience romaine.
Une liberté totale
Homme de bon sens, Bernon a obtenu de Guillaume les garanties nécessaires à la réussite du projet. Financières, avec de très nombreuses donations, en terres, domaines et rentes mais surtout juridiques. Tous deux comprennent que l’une des plaies du temps est d’avoir inféodé le pouvoir ecclésiastique au laïc, faisant perdre au clergé le sens de sa mission. Pour relever la France et l’Église, il faut une volonté forte, et des hommes de foi qui se consumeront en prière afin d’écarter du royaume le fléau de la guerre et de l’invasion, rétablir paix et prospérité, mais si l’on veut des moines qui prient, il faut leur en donner les moyens et garantir leur indépendance face aux séculiers. Dans la charte de fondation, Guillaume écrit donc : "Les moines auront le pouvoir et la liberté de choisir comme abbé un religieux de leur Ordre selon leur volonté sans qu’une quelconque opposition puisse empêcher cette élection."
Cluny devient une "seconde Rome", nom qu’elle mérite par son éclat et un trésor de mille reliques qui attire des flots de pèlerins, d’or et de donateurs.
Autrement dit, après Bernon, qu’il a imposé à Cluny, nul ne pourra plus nommer un abbé à sa dévotion, soucieux de lui plaire plutôt qu’à Dieu, ni chercher à s’emparer des biens des moines. Cette disposition, confirmée par la papauté, assure à ce qui doit être exclusivement "un asile de prière" pour les vivants et les morts, une liberté totale tant vis-à-vis de l’évêque du lieu que des seigneurs, la plaçant sous le seul contrôle du pape. En 931, Jean XI, au vu des premiers résultats, accorde à Cluny le privilège de prendre en charge tout monastère désireux de revenir à la stricte observance de la Règle de saint Benoît.
Une "seconde Rome"
Si Bernon meurt en 926, avant le début des travaux de construction de la première abbatiale, Cluny a la chance de voir se succéder à sa tête de très grands abbés : Odon (878-942) qui, par ses liens avec le Saint Empire romain germanique et les rois de Bourgogne, en obtenant le droit exorbitant pour Cluny de battre monnaie, telle une puissance souveraine, assure son rayonnement en Europe, et, avec l’appui de Jean XI, en multipliant partout les affiliations clunisiennes, entame le grand mouvement de la réforme bénédictine qui aboutira au redressement monastique, accompagné d’un véritable recommencement de la civilisation autour de ces centres de prière et de culture ; Aymard ; Mayeul (954-994), confident des papes, des rois et de l’empereur Othon Ier, modèle de vertu et d’humilité en dépit de son appartenance à la haute noblesse provençale…
La Révolution l’achèvera. Ce triste épilogue n’enlève rien à la grandeur passée de Cluny, ni à son rôle majeur dans l’histoire de l’Église en un âge particulièrement sombre. Qu’eût été le Moyen Âge chrétien sans elle ?
Vient ensuite Odilon de Mercœur (974-1048) qui impose partout le modèle clunisien comme celui à imiter. C’est lui qui fait du 2 novembre, dans l’intention d’éradiquer les vestiges de la fête celtique de Samaenn, le Jour des Morts qui s’instaurera dans toute la chrétienté tant est devenue grande l’influence de Cluny. Après lui, Hugues de Sémur fait bâtir l’Ecclesia Major ("la plus grande église"), entamée en 1088 qui restera jusqu’à la reconstruction de Saint-Pierre de Rome le plus grand sanctuaire de la chrétienté. Il faudra attendre 1220 pour la voir achevée, remplaçant l’abbatiale de Cluny 2, celle de Mayeul, trop petite pour l’afflux des pèlerins et qualifiée avec mépris de "bergerie étroite et vétuste". En 1122, est élu Pierre le Vénérable qui tentera de redonner un nouveau souffle à l’abbaye.
Cluny devient une "seconde Rome", nom qu’elle mérite par son éclat et un trésor de mille reliques qui attire des flots de pèlerins, d’or et de donateurs. À la tête d’une fortune énorme, composée en partie de nombreux moulins, moteur économique et industriel de l’époque, Cluny et ses filiales comptent 10.000 moines, 1200 maisons, sans parler des prieurés et doyennés. Son éclat intellectuel est immense grâce à son scriptorium d’où sortent des centaines de livres, travail de ses copistes, qui enrichissent d’abord la bibliothèque de l’abbaye, riche de plus d’un millier d’ouvrages, dépassant celle du Mont Cassin tenue pour exceptionnelle.
Trop belle, trop puissante
Mais le ver est dans le fruit. Rien n’est trop beau pour l’abbaye, trop belle, trop puissante, trop riche, qui connaît, à l’aube du XIIe siècle ses premières crises et contestations avec la réforme incarnée par Bernard de Clairvaux. Le cistercien ose dénoncer le faste des "moines noirs" et obtient l’indépendance de son jeune ordre, les moines blancs, contempteurs des fastes clunisiens.
Certes, la chute sera lente, mais inexorable. La Révolution l’achèvera, qui démolira, dans un stupide accès de vandalisme, l’Ecclesia Major, chef d’œuvre incomparable de l’architecture médiévale. Ce triste épilogue n’enlève rien à la grandeur passée de Cluny, ni à son rôle majeur dans l’histoire de l’Église en un âge particulièrement sombre. Qu’eût été le Moyen Âge chrétien sans elle ?