Un nombrilisme assez immature mais somme toute naturel empêche de voir à quel point la situation politico-culturelle en France est proche de celle des États-Unis d’Amérique. Certes, alors que notre pays paraît ingouvernable avec trois camps dont aucun ne réunit une majorité suffisante, on constate là-bas une bipolarisation classique : d’un côté les Républicains de Donald Trump, de l’autre les Démocrates menés désormais par Kamala Harris. Mais les perspectives ne sont pas plus rassurantes outre-Atlantique. Quelle que soit en effet l’issue des élections de novembre prochain, les antagonismes risquent fort d’en être seulement exacerbés, et en raison d’un phénomène identique à ce qui paraît tout bloquer en France.
BosWash et SanSan
Le problème en Amérique n’est pas simplement que le verdict des urnes peut désormais être contesté, selon le précédent créé par Donald Trump en 2020-2021. Ce qui impressionne est qu’une telle remise en cause soit jugée crédible et même justifiée aux yeux d’une bonne partie de la population, sans preuve sérieuse et même en dépit de tentatives avérées de coups de force pour manipuler les résultats, puis entraver leur certification. Un aveuglement aussi obtus révèle une pulsion de réciprocité pour avoir été trompé, abusé et méprisé, non pas tant par un parti que par une caste de nantis, détenteurs de pouvoirs non seulement économiques, mais encore culturels et moraux, qui permettent d’imposer ce que l’on décrète bon, beau et vrai.
Nombre de commentateurs aux États-Unis ont relevé que cette domination s’exerce essentiellement à partir de deux pôles, nommés BosWash et SanSan. Le premier, à l’Est, est ainsi nommé pour désigner la conurbation qui va de Boston à Washington. Le second, à l’Ouest, en Californie, s’étend de San Francisco à San Diego en passant par Los Angeles. C’est là que se trouvent les centres stratégiques financiers (Wall Street), intellectuels (grandes universités, presse et édition), du monde du spectacle (Broadway et Hollywood), des technologies de pointe (la Silicon Valley), du commerce transatlantique et transpacifique…
Les "déplorables" des "territoires"
Ce sont des mégalopoles, définies en 1961 par Jean Gottmann (1915-1994), juif ukrainien réfugié en France, puis en Amérique en 1940. Faute de réussir à "faire son trou" chez nous après 1945, il a terminé sa carrière aux États-Unis puis à Oxford et mériterait d’être mieux connu. Son idée a été popularisée en 1967 par deux autres Juifs émigrés aux États-Unis, les futurologues Herman Kahn (1922-1983, qui a aussi offert des réflexions toujours stimulantes sur les conséquences d’un conflit nucléaire) et Anthony J. Wiener (1930-2012), dans L’An 2000 : Cadrage de spéculations sur les 33 prochaines années. D’autres foyers tentaculaires sont apparus au Japon ("Couloir" du Tokaïdo entre Tokyo et Osaka via Yokohama, Nagoya et Kyoto) et en Chine (autour de Pékin au Nord, Shangaï à l’Est et Canton au Sud).
Aux États-Unis, le vote dit populiste est, reconnaît-on, motivé par un ressentiment défensif contre le "politiquement correct" multiculturaliste, cancel et woke, contempteur des "valeurs" classiques.
En dehors de ces mégalopoles, les habitants de l’arrière-pays, de l’hinterland ou des "territoires" (comme on dit depuis quelque temps en jargon technocratico-administratif français) se sentent dépendants, négligés, voire insultés, bien qu’ils aient conscience de n’être pas marginaux, d’être chez eux sans avoir à s’en excuser et même de constituer une majorité. Dans l’"Amérique profonde" des "petits Blancs", on vote sans doute plus contre les élites que pour Donald Trump. En 2016, sa rivale malheureuse (Hillary Clinton) a gagné dans les grandes villes et recueilli plus de voix à l’échelon national, mais a perdu trop d’États moins peuplés donnant en proportion plus de grands électeurs. Elle avait déclaré "déplorables", puisque racistes, xénophobes, fascistes, homophobes, etc. les partisans de son adversaire.
"Sans-dents" révoltés
Un peu de même chez nous, il a été reproché à François Hollande d’avoir traité de "sans-dents" des "déshérités" provinciaux (remarque privée, tirée hors de son contexte par son ancienne compagne). Aux États-Unis, le vote dit populiste est, reconnaît-on, motivé par un ressentiment défensif contre le "politiquement correct" multiculturaliste, cancel et woke, contempteur des "valeurs" classiques, qui est imposé en vertu de la modernité et de la mondialisation. Et, selon le géographe (comme Jean Gottmann) Christophe Guilluy (né en 1964), la poussée de notre "extrême-droite" est attribuable à des frustrations qui s’avèrent analogues, même si l’auteur de notamment La France périphérique et Les Dépossédés (Flammarion, 2014 et 2022) ne fait pas le rapprochement, l’Amérique restant hors de son collimateur.
Dans de récentes interviews (Marianne, La Marseillaise, Figaro Vox…), il argumente que le Rassemblement national n’est, pour les "classes populaires", qu’un moyen — et elles n’en ont guère d’autres, à part de vaines révoltes telles le "non" au référendum sur l’Europe en 2005 ou la crise des Gilets jaunes en 2018-2019 — pour récuser aussi bien la "gauche" qui parle en leur nom sans les écouter que le néolibéralisme arrogant. L’une et l’autre semblent en effet verser dans une sorte de colonialisme où les "inférieurs" ne se trouvent plus outre-mer, mais à domicile, dans les zones sous-développés entre les pôles urbains d’activité et de réactivité.
Différences et ressemblances
Ce qui différencie la France de l’Amérique est d’abord la présence chez les Français de cette "gauche" utopiste, longtemps divisée par le stalinisme puis le maoïsme, et toujours précairement unie, sauf dans l’hostilité à la "bourgeoisie", même si elle s’y allie sur les réformes "sociétales" et pour faire barrage aux "déplorables". Une autre divergence entre ici et là-bas est l’absence de notre côté d’une figure comparable à l’abrasif Donald Trump. Face à lui, dans le genre du businessman médiatique entré en politique, le précurseur Bernard Tapie (1943-2021) a l’air d’un enfant de chœur, tandis que les leaders du parti honni par tous les autres cultivent aujourd’hui la respectabilité, mais ne semblent pas plus avoir de programme cohérent et mobilisateur que l’ancien et peut-être futur président américain.
Ces dissemblances n’empêchent pas que les deux pays soient déchirés selon des lignes de fracture pratiquement identiques. Ce qui est en cause n’est rien de moins que l’idée de nation et son unité. C’est ici que la tradition chrétienne pourrait être une ressource. Le mot "nation" vient du latin nasci : naître, qui a encore donné "nature" et "naturel". On appartient donc à une nation par la naissance. Or le Christ a affranchi de ce conditionnement sans l’abolir, en ordonnant à ses apôtres de baptiser des nations entières, et même toutes (Mt 28, 19) !
Fidélité libératrice au baptême
L’inclusion par le baptême est une nouvelle naissance (Jn 3, 3-6), l’accès à une nationalité renouvelée et partagée, grâce à l’action de Dieu à travers toutes sortes de médiations dans la chair historique. C’est ce qui est arrivé aux États-Unis, nation d’immigrants fondée par des chrétiens. Mais le baptême n’est pas une opération magique à subir passivement, car il requiert jusque dans la durée le consentement des personnes et aussi des autorités de la nation ainsi constituée, c’est-à-dire l’exercice aussi bien collectif qu’individuel de la liberté.
L’interpellation de Jean Paul II au Bourget en 1980 garde alors toute son actualité : le salut d’une nation passe par la fidélité à son baptême. Et il en va de même pour le livre du futur cardinal Daniélou en 1965 : L’Oraison, problème politique — autrement dit, l’avenir d’un pays se joue au niveau spirituel. D’où la responsabilité de ceux qui se savent appelés à prier pour tous soient délivrés de leurs fâcheux complexes d’infériorité comme de supériorité.