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La dissolution n’est-elle qu’une farce ?

Les députés examinant le projet de loi sur la fin de vie, mai 2024.

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Paul Airiau - publié le 22/06/24
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Le grand pataquès politique qui a suivi l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale ressemble à une farce, observe l’historien Paul Airiau. Mais cette farce cache finalement ce qui pourrait être la question politique véritable : qu’est-ce qui fait que l’on est une société, une patrie, un pays, une nation, un peuple ?

Donc, Jupiter paraît s’être volontairement transformé en Jupin, comme si on n’avait plus besoin du livret d’Orphée aux Enfers d’Hector Crémieux et Ludovic Halévy pour désacraliser le maître de l’Olympe et des horloges. Céder aux mouvements d’humeur de la foule des dieux, offrir l’encanaillement de tous les possibles, se transformer en belle mouche pour butiner l’objet de ses désirs, forcer le destin pour montrer qu’on demeure le maître : indéniablement, le drame politique qui s’est noué depuis les résultats des élections européennes cède à la farce caricaturale — et l’on pourrait penser que ce qui a suivi dans certains partis l’a confirmé, si la chose ne présentait pas une certaine gravité.

Dramatisation

La gravité se voit bien à la dramatisation presque immédiate à laquelle le système politico-médiatique a procédé, et qu’une partie de la population a pleinement intégrée. À l’extrême-droite, à droite, c’est la survie de la nation (de l’ethnie ?) dans son être même face à la déconstruction artificialisante et à la violence débridée et importée qui sert d’argument fondamental. L’argumentation politique passe ici par pertes et profits qu’il y a déjà belle lurette que la France est le principal pays d’immigration en Europe (depuis le deuxième tiers du ⅩⅨe siècle, et plus encore depuis les années 1920 et les années 1950), que l’intégration générale n’est pas sans avoir fonctionné même pour des populations jugées trop étrangères bien que voisines (faut-il parler des mortelles émeutes d’Aigues-Mortes en 1893, qui ciblèrent les "Ritals" ?), et que l’orthopraxie musulmane est plus ou moins soluble dans le vieillissement et le libéralisme économique et culturel ?

Au centre, la mesure, la pondération et la responsabilité face à la violence verbale et comportementale des politiciens irresponsables sont invoquées comme des mânes, incantation réitérée dont les modalités dramatisantes s’opposent au contenu mobilisé. Et l’on fait fi ici de la pacification généralisée de la vie politique, à voir ce qui exista antérieurement lorsque la droite parlementaire découvrit en 1981 qu’elle était minoritaire, que le programme commun des gauches promettait un Grand Soir à la française, que le SAC gaulliste faisait des siennes, que les gauchistes investissaient les usines, qu’Occident argumentait à coup de barres de fer, que l’on craignait un coup d’État venu d’Algérie et que se multipliaient les Comités de Salut Public, qu’on se giflait et se battait entre députés à la Chambre (1904, 1921, 1940…).

"La seconde fois, c’est comme farce"

À gauche, au centre, la convocation de l’histoire sert de morale élémentaire pour discréditer les adversaires et de ressource évidente pour mobiliser au-delà de ses indécis partisans. Les années trente servent de matrice fondamentale pour penser l’action et la réaction, l’histoire étant censée se répéter ou risquer de se répéter, l’immonde bête fasciste risquant de renaître de ses cendres. Mais l’on n’a pas encore vu que des milices brunes ou noires défilent dans les rues des grandes métropoles et tabassent leurs opposants, ni qu’elles aient passé d’alliance avec le Grand Capital, ni que leur discours xénophobe ou leur pensée de l’État soient celles d’une radicale purification ethnique et d’une fondation d’un ordre nouveau.

L’on ne peut que regretter ici que les classiques d’analyse politique ne soient pas davantage connus de ceux qui s’en réclament peu ou prou : car si l’histoire se répète deux fois, la seconde fois c’est comme farce, disait le Grand Barbu [Karl Marx, Ndlr] dans Le Dix-huit Brumaire de L. Bonaparte. Et farce il y a bien à voir les pataquès de personnes, d’investiture, les polémiques multipliées chez ceux qui se veulent les héritiers du Grand Soir et les successeurs de 1936. Et farce il y a aussi à voir de l’autre côté les palinodies répétées et les contournements programmatiques des tenants de l’ordre et de la sécurité. Ne parlons pas du siège du 4, place du Palais-Bourbon, piteusement achevée devant un tribunal, où ne manquait même pas l’apparition impromptue de la sainte pasionaria écologiste. 

Être un peuple

Que dire encore de celui qui « a pris son risque » en entraînant avec lui, à leur corps défendant, un gouvernement pétrifié et une majorité relative, mettant au chômage d’un seul coup 577 députés et leurs collaborateurs — un des plus grand licenciements en France depuis un certain temps, et sans plan social. Évitons in fine les contenus programmatiques de tous les prétendants aux suffrages, qui promettent encore et toujours plus de raser gratis, hic et nunc, ou plus tard, ou un jour, mais certainement à un moment donné, sans se soucier de savoir comment rendre possible ce qu’ils jugent nécessaire dans un environnement dont les contraintes se sont largement accrues depuis les restrictions volontaires et pratiques à la souveraineté étatique — de la construction européenne à la libéralisation des marchés financiers.

Qu’est-ce qui fait que l’on est une société, une patrie, un pays, une nation, un peuple ?

Tout ceci cache finalement ce qui pourrait être la question politique véritable : qu’est-ce qui fait que l’on est une société, une patrie, un pays, une nation, un peuple ? Pourquoi vit-on ensemble, qu’y a-t-il que nous partagions tous qui fait que nous soyons plus qu’une simple addition d’individus, quel projet collectif commun désirons-nous qui transcenderait nos irréconciliables désaccords ? Frontalement et douloureusement abordé entre 1799 et 1815, repris sans cesse jusque dans les années 1870, intensément retravaillé dans les années 1878-1908, remis sur le métier en 1924-1925, 1935-1938, sans parler de 1940-1944, traité à la plus ou moins grande satisfaction collective en 1944-1945, repris encore en 1958-1960, puis en 1968, en 1981-1983, indirectement en 2005, le sujet ne peut que revenir sur le tapis.

Qui vive ?

En effet, l’équilibre instable trouvé au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, qui articulait l’émancipation politique par la démocratie à la justice sociale par la solidarité s’est trouvé brutalement remis en cause par la crise de la société industrielle qui rendait jusque-là l’opération possible par la croissance économique. Le choix de la mondialisation et de l’établissement institutionnel du libéralisme culturel s’est accompagné de la dissolution des structures intégratrices (syndicats, partis politiques de militants quadrillant le territoire, mouvements religieux…) et de la rétractation des administrations et services publics, qui faisaient tenir ensemble les classes et groupes sociaux. L’action politique s’est alors plus que jamais voulue au service de la croissance économique, l’enrichissement devant permettre de traiter les questions sociales et d’assurer l’unité collective par la satisfaction des désirs individuels. Professionnalisée, technocratisée, elle est devenue l’apanage d’une élite persuadée de savoir et de savoir-faire, incapable d’expliquer vraiment et d’associer à son action ceux qui en subissent de plein fouet les conséquences. Caius Saugrenus a pris le pouvoir, et il est toujours aussi sûr d’avoir toujours raison, même lorsque s’effondre le marché des menhirs.

Mais l’homme ne vit pas seulement de pain ni de belles paroles, et nul irréductible village n’est totalement dissous par la prospérité économique. Il faut toujours savoir répondre à la question "Qui vive ?". Julien Gracq l’avait bellement écrit dans Le Rivage des Syrtes, entre 1947 et 1951, en plein Guerre froide, un roman ancré dans les angoisses politiques des années trente. La transmutation littéraire d’une histoire tragique avait produit un chef d’œuvre, bien loin des usages politiques très actuels du même passé, et pour cela capable de saisir la question qui vaut — certes non pas celle de Jupin, ni des autres dieux de l’Olympe : mais elle vaut bien mieux que les leurs.

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