La célébration du "Jour J" que nous avons pris l’habitude d’appeler "D Day", sans doute par courtoisie à l’égard de nos amis américains, est un événement mémoriel un peu particulier pour nous, Français. Il y a la force du symbole et il y a la vérité historique. La force du symbole : comment ne pas célébrer l’héroïsme des soldats de la liberté « qui ont donné leur vie à leur patrie sur notre terre », comme l’a dit de Gaulle, et qui ont écrit une des pages les plus glorieuses de l’histoire militaire ? Leur sacrifice a apporté une contribution décisive à la chute du nazisme. La célébration du débarquement est un devoir mémoriel particulièrement bienvenu dans une époque comme la nôtre, où nos libertés reculent partout. Le débarquement est l’incarnation d’une espérance qui s’est révélée réaliste. La fête du D Day est devenue une occasion de réunir un grand nombre de chefs d’État pour faire mémoire d’un combat pour la liberté. Emmanuel Macron a décidé d’y inviter cette année le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Pourquoi pas ?
Dans le dos du chef de la France libre
Mais il faut aussi rappeler la vérité historique : la bataille du 6 juin 1944 a été lancée sans nous. Si l’on enlève le glorieux bataillon Kieffer qui foula le premier les plages de Normandie avec dans ses rangs le prêtre résistant René de Naurois, les soldats alliés étaient britanniques, américains, canadiens, mais pas français. Le Débarquement était une opération anglo-américaine décidée dans le dos du chef de la France libre avec un objectif explicite : ouvrir un front à l’Ouest pour glisser vers le Nord jusqu’à Anvers, y détruire les bases de lancement des fusées V1 et V2 qui menaçaient l’Angleterre, et de là foncer vers la Ruhr. La libération du territoire français n’était pas le projet. L’économie des vies françaises dans les bombardements de nos villes, non plus. Il n’était pas question pour Eisenhower de marcher vers Paris. Il a fallu l’opiniâtreté du général de Gaulle, le soulèvement du peuple parisien et le savoir-faire du maréchal Leclerc pour que Paris soit libéré dès le mois d’août, non pas contre Eisenhower mais sans lui, "Paris libéré par lui-même, par son peuple avec le concours des armées de la France". Les armées du Débarquement n’étaient pas là quand fut chanté le Te Deum à Notre-Dame. Elles n’étaient pas là non plus quand le soldat Maurice Lebrun de la division Leclerc, accomplissant le serment de Koufra, déploya le drapeau français au sommet de la cathédrale de Strasbourg trois mois plus tard.
Ceux qui aujourd’hui estiment que le gaullisme est un astre mort sont exactement les mêmes que ceux qui, dans le passé, ont refusé de croire l’homme du 18 juin.
L’avant-veille du 6 juin 1944, selon les Mémoires de Guerre, avait eu lieu une des réunions les plus violentes et les plus pénibles entre Churchill et De Gaulle, puis entre De Gaulle et Eisenhower. C’est ce jour-là que Churchill a lancé sa phrase : "De Gaulle, dites-vous bien que quand j’aurai à choisir entre vous et Roosevelt, je préférerai toujours Roosevelt ! Quand nous aurons à choisir entre les Français et les Américains, nous préférerons toujours les Américains !" Car ni les forces françaises, ni la Résistance n’avaient été réellement associées à la préparation du débarquement de Normandie. Les Américains avaient prévu d’installer sur notre territoire une administration américaine de type colonial, leur fameux AMGOT ("Allied Military Government of Occupied Territories"). Ils avaient déjà imprimé aux États-Unis des billets de 100 francs, de couleur verte comme les dollars, avec la complicité active de Jean Monnet, afin d’empêcher la France libre de retrouver la souveraineté monétaire et l’indépendance. Ils avaient prévu de nommer des administrateurs à leur main. De Gaulle a raconté qu’il avait ressenti, le 4 juin, que la France était vue par les Américain « comme un paillasson ».
Défaitisme naturel ?
C’est pour cette raison que, devenu président de la République, il a refusé de participer à la commémoration du 20e anniversaire du Débarquement, en juin 1964. Du coup, le Premier ministre anglais et le président Américain s’étaient décommandés aussi, vexés. De Gaulle s’est confié sur cette affaire à Alain Peyrefitte : "Et vous voudriez que j’aille commémorer le débarquement alors qu’il était le prélude à une seconde occupation du pays ? Ça contribuerait à faire croire que si nous avons été libérés, nous ne le devons qu’aux Américains. Cela reviendrait à tenir la Résistance pour nulle et non avenue. Notre défaitisme naturel n’a que trop tendance à adopter ces vues." Notre défaitisme naturel : de Gaulle savait d’expérience qu’il existe une large frange de nos compatriotes prompte à se complaire dans l’autodénigrement et à préférer les solutions de l’étranger. Il ajoutait :
"En revanche, ma place sera au Mont Faron le 16 août, puisque les troupes françaises ont été prépondérantes dans le débarquement de Provence, que notre première armée y a été associée dès la première minute, que sa remontée fulgurante par la vallée du Rhône a obligé les Allemands à évacuer tout le midi et tout le Massif Central sous la pression de la Résistance. Et je commémorerai la libération de Paris puis celle de Strasbourg, puisque ce sont des prouesses françaises [...]. Mais m’associer à la commémoration d’un jour où on demandait aux Français de s’abandonner à d’autres qu’à eux même, non ! Les Français sont déjà trop portés à croire qu’ils peuvent dormir tranquilles, qu’ils n’ont qu’à s’en remettre à d’autres du soin de défendre leur indépendance. Il ne faut pas les encourager dans cette confiance naïve qu’ils paient ensuite par des ruines et par des massacres ! Il faut les encourager à compter sur eux-mêmes ! Il faut avoir plus de mémoire que ça !"
L’offensive de la liberté
Cette naïveté n’a pas cessé de nous menacer. Il est bon de rappeler ces faits. Et il est bon aussi de rappeler que le général de Gaulle, le 6 juin 1944, a accepté, sur l’insistance de Churchill, de parler à la BBC pour entraîner la Résistance à mettre toutes ses forces dans la bataille décisive lancée par les Anglo-Saxons. Il fit le 6 juin 1944 un de ses discours les plus politiques, parlant sans amertume de "l’offensive de la liberté". Il faut le relire : "La bataille suprême est engagée [...], c’est la bataille de France et c’est la bataille de la France [...]. Cette bataille, la France va la mener en bon ordre. C’est ainsi que nous avons, depuis quinze-cents ans, gagné chacune de nos victoires."
C’est aussi par le verbe que De Gaulle a fait remonter la France de l’abîme pour la conduire à la table des vainqueurs. Ceux qui aujourd’hui estiment que le gaullisme est un astre mort sont exactement les mêmes que ceux qui, dans le passé, ont refusé de croire l’homme du 18 juin. Ils attendaient naguère leur salut de l’Amérique. Ils l’attendent aujourd’hui de Bruxelles avant de le mendier demain à Moscou ou à Pékin.