J’ai la chance d’avoir des amis vignerons dans un domaine magnifique. Pour les voir, on emprunte la route des vins, ce qui est assez supportable. On passe par Marsannay, Fixin, Gevrey-Chambertin, Nuits Saint Georges, Pommard, Beaune et ses hospices immortalisés dans La Grande Vadrouille : « Vous aimez bien tout ce qui est bon ? C’est très mauvais. »
On peut aller prier l’Enfant Jésus de Beaune, il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à Prague. C’est une terre bénie par Dieu. Depuis les temps anciens on y cultive la vigne et l’art ancestral des grands crus qui vieillissent en silence dans le secret des caves. On y apprend la patience, l’écoute de la sagesse des anciens, l’humilité du cœur face aux imprévus du climat. On peut tout gagner, on peut tout perdre aussi. Le travail d’une année peut s’anéantir en une heure de grêle. Les moines de Cluny, les chevaliers du Tastevin, une longue histoire nous précède et constitue le socle de notre élévation. « Ce n'est pas du sang qui coule dans nos veines, c'est la rivière de notre enfance » chantait Michel Sardou avec Garou. C’est le fleuve d’une longue mémoire.
"Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire" écrit Péguy dans sa Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres.
Le dépositaire d’un don
Le vigneron est un héritier. Il n’improvise rien. Il se méfie du changement et voit d’un œil suspicieux le fantasme contemporain de l’individu déconstruit et reconstruit à volonté, selon ses désirs narcissiques. Il reçoit sa terre de ses parents, il la rendra à ses enfants. Il n’a pas tellement la mentalité d’un propriétaire. Je ne suis pas spécialement marxiste, mais la propriété a des limites, d’abord celle de notre mort à venir qui nous prendra tout, et qui est pour bientôt, même si vous vivons vieux. Toute passe si vite. Écrivons notre testament. Faisons nos héritages. Nos biens ne sont à nous que pour un temps très court. Notre vie ne nous appartient pas. On la reçoit, on la donne. Nous devrons rendre notre corps à la terre, notre âme entre les mains du Seigneur. Nous devrons transmettre nos biens.
La vigne est l’image de la terre que l’on reçoit et que l’on devra transmettre aux générations futures, sans piller ses ressources par égoïsme, mépris des enfants et amour de l’argent.
Le vigneron sait que sa vigne est d’abord celle de ses ancêtres, et en définitive celle de Dieu qui a créé le ciel et la terre. Il ne cherche pas à s’emparer d’un héritage mais à le recevoir pour mieux le transmettre. Il ne tue pas le père, il reçoit de lui la source de vie. Il sait qu’il n’est qu’un maillon d’une chaîne forgée depuis la nuit des temps. Il sait que l’enracinement est la condition de toute élévation et qu’il est le dépositaire d’un don plutôt que le propriétaire d’un bien. « Qu'as-tu, que tu n'aies reçu ? Et si aussi tu l'as reçu, pourquoi te glorifies-tu, comme si tu ne l'avais pas reçu ? » dit l’apôtre aux Corinthiens (I Co 4, 7).
Héritiers du trésor des siècles
La vigne est l’image de la terre que l’on reçoit et que l’on devra transmettre aux générations futures, sans piller ses ressources par égoïsme, mépris des enfants et amour de l’argent. La vigne est aussi l’image de la maison d’Israël, que le Seigneur éduque comme on laboure une terre jusqu’à lui faire porter son fruit dans un amour qui prend patience malgré les péchés du peuple. Elle est aussi l’image de l’Église notre Mère, qui nous enfante à la vie de Dieu. « Nul n’a Dieu pour Père s’il n’a l’Église pour mère » disait saint Cyprien de Carthage. Nul n’est propriétaire de l’Église. Le Pape lui-même est « serviteur des serviteurs de Dieu ». Elle n’est pas l’Église de saint Jean Paul II ou de François, ni l’Église d’Allemagne ni celle de France. Il n’y a pas d’Église nationale. Elle est l’Église du Seigneur, qui est en Allemagne ou qui est en France. Nul ne s’empare par la force de son héritage comme les vignerons homicides qui tuèrent le fils parce qu’au fond, ils refusaient le père. On reçoit humblement le trésor des siècles. La Parole de Dieu, c’est l’Écriture et la Tradition par laquelle elle vient jusqu’à nous dit la constitution Dei Verbum au concile Vatican II. Dieu nous a parlé par son Fils et c’est vouloir le mettre à mort à nouveau que de refuser de recevoir de lui « la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17, 28). Certains voudraient le Christ, mais sans l’Église. Il n’est plus alors qu’un esprit flottant et désincarné. Et d’autres voudraient l’Église, mais sans le Christ, elle se réduit alors à une coquille vide, une construction purement humaine.
Il y a donc deux maladies spirituelles. D’un côté le progressisme, déraciné comme le bateau ivre de Rimbaud, qui s’enivre d’orgueil dans sa prétention à marquer l’histoire de manière irréversible. De l’autre, le mythe d’un passé idéalisé.
Nous appartenons à un corps et nous travaillons à la vigne du Seigneur, chacun à sa place. Nous cultivons une terre qui nous précède et nous succédera. Aussi nous sommes tous des êtres de tradition, car nous avons d’abord longuement écouté pour pouvoir un peu parler, longuement reçu pour pouvoir un peu donner. Nous sommes les dépositaires d’un don transmis par les apôtres et les témoins de la foi, par ceux qui nous ont éduqué à la vie, par ceux qui ont versé leur sang pour nous, par la foule innombrable des martyrs, des confesseurs, des héraults de la charité. Tant d’hommes et de femmes qui nous ont donné la vie du Christ et constituent nos racines vivantes. Ils nous ouvrent à l’espérance d’une vie si ancienne et si nouvelle, comme le scribe de l’évangile tire de son trésor « du neuf et de l’ancien » (Mt 13, 52). Saint Augustin écrit de sa conversion : « Je t’ai aimée bien tard, beauté si ancienne et si nouvelle. Tu étais au-dedans de moi et moi j’étais au dehors. »
Deux maladies spirituelles
Dans les bouquets japonais une branche se dresse et indique le Ciel. Une autre est entre les deux, comme en biais. Elle représente l’homme, entre terre et ciel, passé et futur, enracinement et espérance. Il y a donc deux maladies spirituelles. D’un côté le progressisme, déraciné comme le bateau ivre de Rimbaud, qui s’enivre d’orgueil dans sa prétention à marquer l’histoire de manière irréversible. De l’autre, le mythe d’un passé idéalisé. Les deux idéologies se croient propriétaires de l’Église. Les deux idéologies veulent s’emparer violemment de l’héritage et jeter le Fils hors de la vigne pour la réduire à une réalité exclusivement humaine et politique que l’on régimente par une sorte de gendarmerie spirituelle, à coup de décrets, de lobbies, de tactique et de pressions. L’Église ne fonctionne pas par le grand bond en avant de Mao Zedong, qui s’est achevé par la famine chinoise de 1958 et ses millions de morts.
L’Église ne fonctionne pas non plus par sclérose d’un passé inerte, figé dans du formol, qui ne porte plus la vie de Dieu. Alors que nous vivons le synode sur la vie de l’Église, qui suscite une espérance mêlée de légitimes inquiétudes, demandons la grâce que nos paroisses, reflets de la grande Église, soient un lieu de paix, dans la conscience que nul n’est propriétaire de la vigne mais qu’elle est d’abord celle du Seigneur et que le Christ doit être « au milieu de nous », dit l’apôtre (Col 1, 27), comme notre racine vivante et notre unique espérance.