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Pour ne pas tourner trop vite la page de Pâques

Krzyż w Aspromonte we Włoszech
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Jean Duchesne - publié le 11/04/23
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La joie de la Résurrection n’efface et n’épargne pas l’épreuve de la Passion, explique l’essayiste Jean Duchesne, car c’est en n’esquivant pas sa croix que l’on suit le Christ "exalté" pour s’être abaissé.

Sans doute ne mesurons-nous pas, ou pas assez, l’énormité de ce que nous venons de célébrer pendant la Semaine sainte. Peut-être est-ce parce que c’est tous les ans la même chose ? On tend à s’y habituer, à considérer tout cela comme un acquis ou un dû banal, et le monde blasé semble y rester indifférent, puisque ce n’est pas nouveau et ne menace personne. Ce devrait pourtant être reconnu scandaleux, et de diverses façons, contradictoires par-dessus le marché, puisque deux impossibilités opposées s’y mêlent : Dieu assassiné et puis ressuscité.

Que Dieu se fasse homme, c’est déjà dur à avaler. Cependant, pourquoi pas, s’il peut tout ? Et alors pas par jeu, mais à fond et parfaitement, comme il lui sied : en naissant d’une femme, et avec un but : enseigner à vivre comme lui, c’est-à-dire à partager et être solidaires. Mais s’il se laisse mettre à mort de façon aussi lamentable qu’atroce, c’est un indéniable échec. Et qu’il sorte de son tombeau avec un corps glorieux, doté de pouvoirs surhumains tout en gardant les marques de son supplice, cela ne fait qu’aggraver cette flagrante faillite en tentant d’y remédier par le plus incroyable des miracles : une résurrection qui ne gomme même pas l’humiliation. C’est bien ce qui fait rigoler les sages réunis sur l’Aréopage à Athènes et pourtant friands d’inédit, quand l’apôtre Paul vient leur en parler (Ac 17, 22-33).

La Passion du Christ est, dans sa concrétude, proprement insoutenable. On comprend que ses disciples aient disparu, sauf saint Jean — dont on se demande comment il a pu rester là. C’est légitimement qu’en général, sur les pieuses images de cette scène "gore", la Mère de Jésus, dont il est, comme témoin, le seul à signaler la présence au pied de la croix (Jn 19, 25-27), est montrée (quand on l’ose) défaillante, effondrée, permettant aux autres femmes qui l’accompagnent de détourner leurs yeux de ce que ceux-ci voient sans pouvoir le regarder.

Le vrai scandale : le pire blasphème

Mais la révulsion ne vient pas uniquement de ce qu’il s’est agi là d’un mode hideusement cruel d’exécution capitale. Ce n’était, tristement, pas si exceptionnel à l’époque, et cela n’a pas disparu : les procédés ont simplement varié. La révolte n’est pas non plus provoquée principalement par la torture à mort et en public, somme toute classique (voir René Girard), d’un individu qui n’avait commis aucun crime et servait de bouc émissaire pour la réconciliation très provisoire d’une foule où l’on s’entredéchirait et dont les maîtres étaient eux-mêmes rivaux (voir Lc 23, 12 et Ac 4, 27). 

On l’accuse alors d’insulter Dieu en le réduisant à l’homme qu’il est, donc de blasphémer, et l’on punit par un blasphème véritable ce qui de fait n’en est pas un

Car ce qui rend différent de tous les autres cet homicide officiellement programmé et froidement perpétré d’une des manières les plus affreuses alors connues, c’est l’identité de la victime : non pas un de ces innocents injustement condamnés comme il y en a trop, mais Dieu qui se manifeste en personne. Ses juges entendent prouver, en le châtiant comme un vulgaire malfaiteur, qu’il n’est pas le Fils du Père des cieux ni Roi. Lui relève que ce sont eux qui le disent, mais il ne les contredit pas (Lc 22, 67-71 ; Jn 19, 33-37). On l’accuse alors d’insulter Dieu en le réduisant à l’homme qu’il est, donc de blasphémer, et l’on punit par un blasphème véritable ce qui de fait n’en est pas un et, dans la bouche du Christ, ne l’aurait pas été.

L’abaissement commence bien avant la Croix

Le défi est dès lors de démêler pourquoi Jésus ne se déclare pas, ne confond pas ses ennemis, ne terrasse pas ses bourreaux. Pourquoi Dieu subit-il, se tait-il (Mt 26, 23 ; 27, 14 ; Lc 23, 9, Jn 19, 9) ? Pourquoi le Père ne répond-il pas quand son Fils crucifié lui demande pourquoi il l’a abandonné (Mc 15, 34) ? C’est le psaume 21 : la Parole divine qui ici paraît stérile. Cette passivité oblige à réviser radicalement l’idée qu’on peut se faire de Dieu comme tout-puissant ordonnateur de l’univers, omniscient et hors d’atteinte. La question est de savoir s’il change, s’il s’altère jusqu’à se dissoudre en acceptant une telle déchéance.

Dieu ne laisse pas le monde s’abîmer dans une autonomie aveugle et anarchique et y intervient, mais toujours avec le même désintéressement que dans son action créatrice

L’amorce d’une réponse se trouve dans le vertigineux abaissement consenti lorsque le Fils naît d’une femme, en fragile bébé que déjà le tyran Hérode veut occire (Mt 2, 13). Cela veut dire que Dieu ne laisse pas le monde s’abîmer dans une autonomie aveugle et anarchique et y intervient, mais toujours avec le même désintéressement que dans son action créatrice : sans y être obligé ni contraindre quiconque. Son propre n’est pas tant d’être transcendant que de pouvoir tout donner sans rien perdre. La différence est que, si la création s’origine en quelque sorte en amont de l’Histoire et si Dieu, sans jamais cesser de la vouloir et d’être libre d’y agir, n’y est pas contenu, cette fois il pénètre lui-même dans ses dimensions temporelle, spatiale et physique : il envoie à un moment et en un lieu précis son Fils prendre "chair".

Le chemin frayé

Et c’est afin d’affronter le désordre qui pervertit son œuvre en l’assujettissant à un système de domination à des fins de jouissance immédiate et précaire, de sanctions et de répression. La simple présence dans ce paysage du Fils fait homme ne pouvait que concentrer et déchaîner sur lui tout ce qui résiste à Dieu, se méprend sur lui ou choisit de l’ignorer. Le Christ remplit sa mission d’abord en déployant, dans le sillage des patriarches et des prophètes dont, en tant que Verbe éternel, il avait inspiré le témoignage, toute une pédagogie qui n’a pas été inutile, puisqu’elle a permis de discerner plus tard le sens et la portée de ce qui lui était arrivé. 

Car c’est bien lorsqu’il s’est tu et livré que le décisif a été accompli : en totale continuité et conformité avec ce qu’est Dieu, il a donné sa vie — il l’a offerte et transmise en émettant l’Esprit (Jn 19,30) qui l’unit à son Père et introduit dans leur communion. Il a vaincu la violence mortifère en ne la retournant pas, sans maudire quiconque. Il a ainsi frayé, dans le cadre existentiel de la finitude humaine, un chemin jusque-là inconcevable. Il est désormais possible de s’y engager à sa suite et même de lui être incorporé tout en demeurant unique.

La gloire de la Croix

Après cela, son improbable résurrection ne s’avère pas une rupture : elle s’inscrit plutôt dans le prolongement rigoureux de la Création, de l’Incarnation du Fils et de sa Croix : de même que Dieu n’est pas enfermé dans le monde auquel, sans que rien l’y force, il donne d’être, et de même que son Fils reste pleinement tel en s’abaissant volontairement pour assumer la condition mortelle des hommes, de même la déshumanisation qui lui a été infligée pendant sa Passion n’a pas été une "dédivinisation", mais à l’inverse révèle sa gloire. Celle-ci se manifeste par un vide (celui du tombeau), n’occulte ni n’efface rien, et réside non dans la punition du mal fait, mais dans la patience qui la rend vaine. Jésus est "exalté" parce qu’il s’est librement laissé humilier à l’extrême, et non afin de réparer ce blasphème (Ph 2, 6-11).

Reste à tirer les conséquences. Elles sont multiples. Signalons-en seulement deux. Il n’y a d’abord là aucune complaisance envers la souffrance. Chacun est appelé à porter sa croix (Mc 8, 34), celle qui lui échoit, mais pas à en rechercher. Il faut ensuite voir que la place de l’Église dans le monde en attendant le retour promis du Christ est aussi assurée que précaire, car l’événement pascal d’un côté est irréversible, mais de l’autre ne s’impose à la volonté de personne. Le Ressuscité est "en agonie jusqu’à la fin des temps", en les siens persécutés, bien sûr — et non moins en ceux dont la foi s’endort en imaginant s’épargner leur croix.

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