Extérieurement, la vie d’Antoni Gaudi n’a rien d’une odyssée. Né en 1852, l’enfant, venu au monde dans une "dynastie de chaudronniers", ne quitta presque jamais sa chère Catalogne où il grandit, émerveillé des paysages de campagne, ébloui par la lumière de la Méditerranée. La terre catalane a pétri son être. Bien que célèbre dès son vivant, Gaudi n’est ni un "héros" ni le chef de fil d’une école. C’est un aventurier de Dieu, pour lequel la vie et l’œuvre sont intimement liées à la foi jusqu’au point de se confondre.
La fidélité est sa première qualité. Le père de la Sagrada Familia est resté loyal à ses racines, géographiques, culturelles et familiales, au point que certains crurent voir en lui un nationaliste borné refusant d’user d’une autre langue que le catalan. C’est aller vite en besogne. Son choix de ne parler publiquement qu’en catalan n’a jamais pour but de provoquer un quelconque ostracisme. Antoni sait les liens parfois conflictuels entre Catalogne et Castille. Il connaît aussi la valeur de la culture du peuple dont il est issu, et dont les origines remontent à celles du christianisme et même au-delà. Il mesure la part que son pays a pris dans l’histoire européenne. Il s’en souvient si bien qu’il veut être son représentant, artistique et spirituel, grâce à une architecture qui prendra sa part dans l’évangélisation de la modernité. Mais cet artisan de l’invisible ne distingue jamais arbitrairement l’humanité. Camarades, amis, collègues, mécènes, mais aussi adversaires et détracteurs, tous participent, à ses yeux, à des degrés divers, à l’œuvre de Dieu.
Il fuit honneurs et distinctions
Cette fidélité concerne évidemment ses relations privées comme professionnelles : fidélité aux principes artistiques qui sont les siens, fidélité à ses maîtres, à sa foi, à l’Église… Pour lui, Dieu peut tout, y compris l’improbable. Il est certain que son travail, loin d’être le résultat de ses aptitudes naturelles, est un don de Dieu dépassant son humanité, si affaiblie jusque dans son corps perclus de rhumatismes. Poursuivre son œuvre, vaille que vaille, c’est suivre le Christ, vers lequel tout son être est tendu.
Son architecture montre ce que la parole de Dieu dit au cœur, la présence ici-bas de l’éternité revêtue de la finitude humaine.
Du reste, chez lui, vie privée et action publique, profane et sacré, ne font qu’un. Son quotidien est réglé, régulier, rythmé à l’image de celui des moines : temps de travail et temps de repos délimités, alimentation frugale, prière régulière. Gaudi sait que la faiblesse humaine entrave la création authentique. L’art selon Gaudi est ruissellement de la grâce. Son œuvre, c’est lui, avec son humanité, fragile et légère, mais aussi avec sa permanente disponibilité à la transcendance. Elle révèle la vérité de sa foi comme elle laisse transparaître celle de son peuple pour qui le génial architecte travaille en faisant d’elle, non une option ou un superflu, mais le cœur d’une culture, à l’image de l’évangile, où le Christ irradie les valeurs les plus élevées dans une communauté humaine particulière à une époque particulière. Son architecture montre ce que la parole de Dieu dit au cœur, la présence ici-bas de l’éternité revêtue de la finitude humaine. Gaudi n’a pas prononcé de vœux religieux mais son rapport distancié à l’ordre matériel fait de lui un être spirituel. Il fuit honneurs et distinctions. Lorsque ses contemporains louent son travail, il les prie de regarder Dieu, seul le vrai créateur selon lui, source de toute beauté. Cet homme a inventé une forme de vie contemplative, non pas tant par la congruence de ses journées que par l’esprit religieux qui marque chacune de ses tâches. L’art, le marchepied de la grâce.
L’humilité est sa seconde vertu. Il est mort comme il a vécu, en enfant modeste. Il pousse cette vertu jusqu’à refuser d’être photographié, suscitant des réactions diverses, parfois critiques. Personnalité célébrée à ses débuts, Gaudi se met progressivement en retrait, non en fuyant la société mais en gardant une distance qui lui permette de repousser ses dérives : volonté de puissance, égoïsme, jouissance sans entrave, etc.
Un homme de son temps
Sans jamais conspuer la modernité dont il devient un des maîtres ! Gaudi est homme de son temps. Mieux, il ne renie nullement les expressions du passé — il les maîtrise toutes : roman, gothique, période byzantine —, mais il les fait sienne, les actualise et les transcende dans une création ouverte sur l’avenir. De même, il abhorre non le progrès scientifique du XIXe siècle, dont il est le témoin à Barcelone, mais les effets néfastes de ce dernier : paupérisation, extension d’idéologies athées, troubles sociaux, spéculation effrénée… Gaudi a été étiqueté "réactionnaire". C’est mal le connaître. Jamais il ne légitime un retour à un âge d’or fantasmé. Gaudi, c’est l’inacceptation de la tabula rasa. Vouloir tout réinventer en faisant fi de l’histoire lui semble une grossière erreur. Il considère ses devanciers non comme des concurrents ou des sujets obsolètes, mais comme autant d’étapes majeures qu’il faut connaître pour les dépasser. Sans racine, la plante meurt. Dans sa tête, la création artistique n’est pas fille du néant ; elle prend corps à travers et à partir des formes du passé. Les artistes ne faisant pas cas de leurs prédécesseurs agacent Gaudi car il voit en eux le résultat (stérile) de la théorie de l’art pour l’art. À travers ses bâtiments, Gaudi crie au monde que si tout est permis, et si tout a égale valeur, le pire est à venir. Et ce pire, c’est l’enfermement de l’homme en lui-même, loin de son origine et de ses semblables, pris au piège de ses illusions. En le surnommant "père", les ouvriers de ses chantiers ne s’y sont pas trompés. Gaudi, serviteur de la beauté qui est l’autre nom de l’amour.
Les matériaux et les courbes
Antoni Gaudi reste un mystère. Né à un tournant de l’histoire européenne, marqué par l’essor matériel de nos sociétés, au sein desquelles l’idée de progrès occupe une large place, il prolonge ces formes du passé en tirant d’elles le meilleur de ce qu’elles avaient et en rejetant ce qui lui semble inutile ou obsolète. Il met toutes les ressources de l’architecture au service de sa création qui est l’aspect visible de sa foi. Faire de lui un "original" isolé serait réduire la profondeur et l’étendue de son œuvre. Original, il ne l’est ni par principe esthétique ni par présupposé intellectuel. Il le devient à force d’observation, en mettant à contribution les virtualités de la nature, comme ces courbes, si caractéristiques de son génie, au détriment des lignes droites, selon lui absentes de la création. L’œuvre de Gaudi et le naturalisme d’une part, et l’impressionnisme d’autre part, tous deux contemporains, partagent le goût de l’observation, de l’expérimentation de la réalité et de sa description méthodique. Mais l’architecte n’est ni un scientifique au sens donné communément à ce mot ni un impressionniste. Ou, plutôt, il l’est l’un et l’autre à sa manière. Ses recherches ne disqualifient pas l’imagination. Elles l’engagent au service de la grâce. Gaudi dépasse l’ordre du sensible, signature de Dieu ici-bas.
Loin des recherches esthétisantes et des compromis superficiels, l’art de Gaudi, exubérant et exigeant, vise la vérité du réel, non la réalité physico-chimique du monde, mais la vérité de l’Évangile, la présence du Christ en notre condition. L’art peut-il dire cet ineffable ? Gaudi répond : si l’on confie aux matériaux les formes aptes à révéler l’invisible, alors, oui, l’art est en mesure de satisfaire cette quête. Comme Fra Angelico, le "peintre des anges" un demi-millénaire plus tôt, Gaudi inscrit dans la matière le scénario le plus invraisemblable qui puisse être, l’histoire entre Dieu et l’humanité, que la tradition appelle sainte.
Pratique