Rendu public à la veille de la Journée mondiale des océans de ce 8 juin, le Rapport de la Fondation de la mer sur les grands fonds marins est passionnant. Il offre à ses lecteurs une plongée dans la partie la moins connue — et la plus prometteuse — de la planète : les abysses. Ses cinquante pages, réalisées en partenariat avec le cabinet Advention, permettent de faire le point sur ce qui se passe dans les océans au-delà de 1.000 mètres de profondeur, c’est-à-dire sur 62% de la planète. L’eau les recouvre en moyenne sur près de quatre kilomètres de hauteur. La plus profonde fosse connue s’enfonce 11.000 mètres sous la surface. Un robot y a déjà trouvé… un sac plastique : la découverte a valeur d’alerte. Au-delà de mille mètres, c’est le noir total, la pression est "abyssale" (c’est le cas de le dire) et la température stable et froide (autour de 4°C), sauf exception, et, toujours sauf exception, la vie y est beaucoup moins foisonnante que dans les 1.000 premiers mètres. Elle se développe en effet surtout près de la surface, là où parvient la lumière.
La France au premier rang des grands fonds
On savait déjà que la France arrivait au second rang des pays du monde pour la superficie de ses "zones économiques exclusives". Elles s’étendent autour des restes de son empire, disséminés un peu partout sur la planète : terres australes françaises, la Réunion, Mayotte, Polynésie française, Nouvelle Calédonie, Wallis & Futuna, Antilles françaises, Saint-Pierre & Miquelon, et Clipperton. Le tout récent rapport révèle que la France passe au premier rang pour ce qui concerne les "grands fonds" avec une superficie de 9,5 millions de kilomètres carrés, du même ordre que la surface du continent européen !
Le maître mot qu’en déduit le think tank est responsabilité. Avant d’exploiter, au risque de provoquer des dégâts irrémédiables, il convient d’explorer, de façon prudente et méthodique. De nombreuses surprises sont attendues : largement inexploré, le fond des océans est moins connu que la surface de la lune. Il offre évidemment d’extraordinaires réserves de ressources pour l’humanité. L’appétit des industriels pour les métaux rares se porte depuis longtemps sur les spécificités géologiques des fonds marins. On connaît les nodules polymétalliques qui jonchent d’immenses zones des plaines abyssales. Ne dépassant pas, en général, dix centimètres, ces concrétions sont truffées de multiples métaux…
Au moment où la prise de conscience de la fragilité de la planète est enfin généralisée, la nature offre un cadeau à l’homme contemporain en lui présentant un espace pratiquement vierge qui recouvre la majeure partie du globe.
Il existe aussi des zones d’encroutement cobaltifères : épais également d’une dizaine de centimètres, ils recouvriraient 2% des grands fonds marins. La lenteur de leur mode de formation expliquerait la présence intéressante de cobalt mais aussi de platine. Moins connus, sont évoqués de stupéfiants "lacs sous-marins" fait d’une eau très chargée en sel, qui ne se mélange pas avec l’océan qui les recouvre. Sont aussi répertoriés des "suintements froids" où se développent des bactéries encore mal connues et des organismes intéressants, qui semblent capables de résister à la toxicité du pétrole. En complément des fractures et des fosses, on signale de multiples canyons, dépassant 2000 mètres de hauteur — et jusqu’à 5.000 mètres ! — traversés par les courants ultra-rapides, jusqu’à 70 km à l’heure !
Mille volcans sous-marins
Bien sûr, le relief sous-marin est marqué par le volcanisme. Mille volcans sous-marins seraient encore en activité. On découvre qu’au fond des mers peuvent rester "captives", à leur proximité, des nappes d’eau ultra-chaude (jusqu’à 500 degrés Celsius !) restée liquide à cause de la pression extrême. Les diverses concrétions volcaniques verticales hébergent de riches écosystèmes qui défient l’entendement, avec des micro-organismes dit "extrêmophiles" (qui aiment les conditions extrêmes) et leurs prédateurs. On pense découvrir au fond des mers les médicaments du futur, notamment les nouvelles générations d’antibiotiques dont l’humanité a grand besoin. Des multiples brevets pharmaceutiques ont déjà été déposés à partir d’organismes découverts dans les sources hydrothermales
D’une façon générale, le fond des mers est moins mort qu’on ne l’a longtemps pensé. La pression intense oblige les organismes vivants à adopter la consistance liquide ou gélatineuse… Les trois quarts des organismes vivants sous la mer génèrent leur propre lumière, par « bioluminescence » chimique. Là où la photosynthèse est impossible, la chimiosynthèse prend le relais pour produire de l’énergie. Le rapport de la Fondation de la mer décrit aussi les étranges écosystèmes aussi riches qu’éphémères qui se forment — tous les dix kilomètres — autour des cadavres des grands poissons et des cétacés qui jonchent le fond.
Plus encore que les métaux rares — qui ne le seront plus autant si on exploite les gisements sous-marins, mais qui resteront non-renouvelables — la biologie sous-marine promet d’extraordinaires découvertes de ressources renouvelables, car reproductibles. Il faut préciser qu’on estime que 90% des espèces d’animaux vivants dans la mer ne sont pas encore répertoriées par l’homme !
Sanctuariser les profondeurs
À bien des égards, les grands fonds font donc figure d’eldorado pour l’humanité. Attention cependant, prudence ! Une exploitation sauvage ou démesurée des matières premières du fond des mers pourrait déstabiliser tous ces écosystèmes, en brassant trop de poussière, induisant des perturbations irréparables, à cause des "panaches d’extraction" qui pourraient polluer très loin des zones de prélèvement. Au moment où la prise de conscience de la fragilité de la planète est enfin généralisée, la nature offre un cadeau à l’homme contemporain en lui présentant un espace pratiquement vierge qui recouvre la majeure partie du globe. Les océans constituent d’ailleurs — selon les experts — le cœur du système climatique, que leur inertie régule, retardant la catastrophe redoutée.
Si l’on exploite certains grands fonds, recommande la Fondation pour la mer, il faudra donc y créer des "sanctuaires des profondeurs" et relier ces zones entre elles par des "corridors biologiques sous-marins". Au-delà des "zones d’exclusivité" inclus dans les communs des nations qui les possèdent, l’essentiel des fonds marins appartiennent à tous, y compris aux générations futures. Défendre les intérêts de ceux qui ne sont pas encore nés est un principe-clé de l’écologie humaine. La Fondation pour la mer plaide logiquement pour que soit renforcée la gouvernance de l’Autorité internationale des fonds marins, l’instance chargée aujourd'hui de gérer et préserver cet immense patrimoine commun de l’humanité.