Cela n’aura échappé à personne : les lois qui se fondent sur le "ressenti" s’empilent. On tourne en boucle autour de la volonté individuelle, dans des raisonnements de plus en plus individualistes. Est-ce donc le rôle du droit, de la loi, de l’état civil d’acter le "ressenti" individuel ? Une vision répandue de la liberté la résume au sentiment d’avoir devant soi, sans cesse, tous les choix, et au fond, à l’absence de contraintes. Une sorte de liberté "d’indétermination".
Cette vision réductrice oublie le fait que nous vivons dans un "réel" qui nous résiste : l’univers, la vie, le temps, les événements, notre biologie génèrent nombre de déterminations qui ne sont pas qu’une mauvaise nouvelle, une série de contraintes ou une — toute aussi factice — pure "détermination". Notre vie se construit avec elles, malgré elles, grâce à elles, elles qui n’empêchent pas à certains de nos rêves et de nos projets de se réaliser, puisque nous avons quand même "la main" sur nombre de nos décisions.
L’autodétermination de son genre
Désormais, c’est l’"autodétermination" qui monte sur le devant de la scène. On en entend de plus en plus parler — comme si c’était une "capacité" infaillible voire un "droit" — dans la bouche de ceux qui prônent une "liberté" dans laquelle l’homme se définirait lui-même. Ce sentiment (ou ce nouveau pouvoir) s’inscrit dans la veine d’un contexte culturel déjà bien marqué par "une sorte d'attitude prométhéenne de l'homme qui croit pouvoir s'ériger en maître de la vie et de la mort" (Evangelium Vitæ). Mais l’autodétermination va encore plus loin : c’est, au fond, une vision du monde et de la vie dans laquelle l’homme serait en mesure de décider de "tout ce qu’il est"— et de le rendre "vrai". Plus rien n’est donné ou reçu, tout est choisi. Et ce choix se fonde en partie sur un critère : le "ressenti".
Prenons l’exemple d’une question très prégnante : celle de "l’identité de genre", décrite comme le fait de se ressentir homme, femme, "neutre" indépendamment du sexe biologique. Puisque cela relève du ressenti, toujours subjectif, voire évolutif, une personne peut se déterminer d’un genre, puis d’un autre, d’aucun, voire des deux à la fois. L’Éducation nationale traite de ce sujet dans ses Lignes directrices pour une meilleure prise en compte des questions relatives à l'identité de genre en milieu scolaire publiées en septembre dernier : "L'identité de genre est propre à chaque individu et à son ressenti intime." Pour l’Éducation nationale, le seul indicateur fiable de l'identité de genre d'une personne, quel que soit son âge, est son autodétermination. Le ministère de l'Égalité femmes-hommes en parle aussi en ces termes : "Donner à toute personne la capacité à s'autodéterminer et à choisir la manière dont elle décrit son orientation sexuelle ou son identité de genre." Ainsi, depuis 2016, le changement de sexe à l’état civil est facilité et se fait sur simple demande. Il suffit à la personne désireuse de changer de sexe d’exprimer que le sexe constaté par l’état civil à sa naissance ne correspond pas à ce qu’elle ressent.
Au gré des envies
Par ailleurs, une autre loi actuellement débattue au Parlement envisage de faciliter le changement de nom de famille. Là encore, sur le ressenti. Cette réforme est évoquée pour des raisons qui méritent d’être entendues : les divorces et le désir que son enfant porte malgré tout son nom, ou quand le nom de famille s’avère douloureux à (sup)porter, s’il incarne un parent défaillant, abusif ou violent.
Quoi de plus subjectif et surtout de plus fluctuant et évolutif, que ce "ressenti " ? N’est-il pas sans cesse soumis aux influences intérieures et extérieures, au contexte, aux autres, à l’érosion du temps et de l’expérience, au sommeil, aux humeurs, aux hormones, à la mode, à l’air du temps… ?
Pour autant, cette loi ne concernerait pas seulement ces exceptions, mais aurait une portée générale : sa mesure phare envisage la possibilité pour toute personne majeure de changer de nom de famille, une fois dans sa vie, à tout moment, pour passer, par exemple, du nom de son père à celui de sa mère. L’état civil deviendrait ainsi à la disposition de chacun, selon, une fois encore, la volonté et le ressenti individuel. Au fond, la loi ouvrirait la possibilité d’un changement de nom au gré des envies. Bien d’autres exemples rejoignent ce lien entre loi et ressenti : celles répondant aux tyrannies du désir à assouvir, de l’enfant à tout prix, parfait qui plus est, celles qui mettent la vie sous conditions, construisent ou déconstruisent le "parent d’intention", exigent de choisir l’heure de sa propre mort…
La règle des exceptions
Quoi de plus subjectif et surtout de plus fluctuant et évolutif, que ce "ressenti " ? N’est-il pas sans cesse soumis aux influences intérieures et extérieures, au contexte, aux autres, à l’érosion du temps et de l’expérience, au sommeil, aux humeurs, aux hormones, à la mode, à l’air du temps… ? Ce "ressenti" individuel peut-il être le seul critère pour nous permettre de prendre des décisions justes, pour nous même ou pour les autres ? Bien sûr que non. Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est sa raison, sa capacité à poser des choix réfléchis, à dépasser ses émotions. S’il est riche d’instinct, comme l’animal, ou d’intuition, il l’est plus encore d’une unique et fondamentale merveille : l’inspiration.
Cette petite voix intérieure qui ne cesse de murmurer à son cœur sa raison : choisis le vrai, le bien, le bon. Il est préoccupant de constater que le législateur s’incline ainsi devant cette tyrannie du ressenti et aboutisse à faire glisser des exceptions en règle, et que de plus en plus de lois — qui concernent par nature toute la société, modifiant sa culture et ses modes de pensées — se construisent sur le seul ressenti de quelques-uns. Pourtant, il y a des principes supérieurs aux désirs individuels que la loi est justement censée encadrer ou limiter, au nom d’un plus grand bien. Le bien commun.