Pour qui veut comprendre le monde actuel et bien s’y comporter, il est probablement utile de connaître le concept de « catallaxia » [de catallactique, science des échanges, Ndlr]. Cette vision de l’économie a été développée par Friedrich von Hayek, prix Nobel autrichien. Il décrit celle-ci, non comme un ensemble homogène qui serait dynamisé par la dépense publique, mais comme un foisonnement de milliers de créneaux (ou métiers) en interaction constante les uns avec les autres. Une façon très simple d’appréhender le concept est de réfléchir à tous les métiers dont vous avez bénéficié au long de la journée, du bâtiment au textile, de l’eau à la pharmacie et jusqu’aux transports.
Chacun de ces métiers possède sa spécificité en termes de savoir-faire commercial et technique, il s’exerce sur un champ géographique précis. Une ville pour le plombier, le monde pour le fabricant de montres. On peut identifier, pour chacun, entre cinq et dix entreprises concurrentes et spécialisées. Le métier suit sa courbe de vie qui connaît des périodes de croissance, de stabilité puis de décroissance. Certains métiers ont des durées de vie extrêmement longues, plusieurs centaines d’années comme le verre ou l’acier. D’autres ne durent pas plus de 10 ou 15 ans, feux le discman ou l’iPod, par exemple.
Trois millions d’entreprises
Pour se faire une idée de l’extrême diversité dont on parle, il suffit d’analyser les trois millions d’entreprises actives en France. La majorité d’entre elles est répertoriée dans les Pages jaunes avec en général des champs géographiques locaux ou régionaux. Ce sont de petites entreprises de cinq à dix employés, dans la distribution, la restauration, les services, souvent liées au bâtiment et à l’habitat. Les ETI (entreprises de taille intermédiaires) sont une deuxième catégorie d’entreprises, elles emploient entre 100 et 1.500 collaborateurs : on en compte une dizaine de milliers en France, leur champ géographique est plus large. Viennent enfin les grands groupes, quelques centaines, qui emploient chacune entre 5.000 et 100.000 personnes sur notre sol. Avec elles, nous avons affaire à des sociétés mondiales. En ordre de grandeur, ces trois groupes occupent à peu près le même effectif.
Les entreprises en croissance dans chacune de ces trois familles sont celles qui exploitent les idées nouvelles fruits de la créativité et du progrès technique. Elles provoquent en général la stagnation voire la décroissance des entreprises dont elles substituent les produits ou services. Les entreprises stables sont celles qui ne connaissent pas de substitution dans leur métier. Les entreprises stables et en décroissance génèrent des liquidités puisque leurs bénéfices sont supérieurs aux investissements. Ces liquidités vont naturellement dans les entreprises en croissance dont les résultats sont inférieurs à leurs besoins d’investissements qui, elles, en manquent. Le financement de la catallaxia est donc naturel pour autant que les impôts ne tirent pas trop de ressources du système des entreprises. Il ne faut pas non plus que les banquiers centraux mettent trop de liquidités dans l’économie. Celles-ci se retrouvent dans le capital et donnent trop de puissance financière aux nouvelles technologies, rendant par là-même les changements plus brutaux.
Le bon choix des consommateurs
Quand on prend du recul, force est de constater que c’est cette catallaxia qui a permis à plus de 600 millions de personnes de sortir de l’extrême pauvreté dans les trente dernières années. Certains, dont de grands philosophes, considèrent que le système n’est plus contrôlé, si ce n’est par le changement technologique qui est aveugle et pousse toujours les consommateurs à la dépense tout en mettant les entreprises sous pression. La bonne question à se poser est de savoir si on vit mieux aujourd’hui qu’il y a 200 ans. Un consensus se dégage pour dire que si tout n’est pas parfait, la situation s’est toute de même améliorée : on vit mieux aujourd’hui qu’hier. Si c’est le cas, c’est bien parce que les consommateurs ont porté leurs choix sur de meilleurs produits supprimant ainsi ceux qui ont moins évolué.
Dans notre monde tout n’est pas parfait et ne le sera jamais parce que les hommes sont ce qu’ils sont. Ce n’est pas pour autant qu’il faut faire du système économique le bouc émissaire...
On peut continuer à contester le progrès en disant que les consommateurs se sont fait manipuler et consomment de façon déraisonnable, mais c’est faire bien peu de cas de l’humanité. Tous ceux qui ont fait de la vente savent que les consommateurs, sur la durée, défendent très bien leurs intérêts et font preuve de beaucoup de finesse dans le choix des produits qu’ils consomment.
Travailler et inventer
Il y a actuellement une prise de conscience autour de l’empreinte écologique de chaque entreprise, prise de conscience légitime qui va susciter un très grand nombre de nouvelles activités : recyclage, nouvelles technologies de transport, d’isolation des bâtiments de production d’énergie. Les autres domaines d’activité vont bouger grâce au numérique qui influence la distribution ou grâce à la robotisation qui perfectionne les activités industrielles. À vrai dire tout le monde va être concerné, illustration du foisonnement que décrit la catallaxia ! Ces transformations demandent à la nature humaine de l’effort, de l’énergie et de la créativité : le pape François, dans un message vidéo adressé à un parterre d’entrepreneurs argentins, le 14 octobre dernier, a rappelé que c’est la dignité de l’homme de travailler et d’inventer.
Il y aura de l’instabilité, il faudra être capable de flexibilité. Il faudra que l’on comprenne que les décisions du bras droit, qui a acheté de nouveaux produits, ne sont pas sans effet sur le bras gauche qui travaille et dont l’entreprise peut être sérieusement perturbée : j’achète un iPhone et travaille dans une entreprise qui produit des appareils photo.
Le défi qui nous attend est celui de l’adaptation et de la formation aux nouveaux métiers, noble et immense tâche du système éducatif et du système de formation permanente. Dans notre monde tout n’est pas parfait et ne le sera jamais parce que les hommes sont ce qu’ils sont. Ce n’est pas pour autant qu’il faut faire du système économique le bouc émissaire de nos peurs et jeter le bébé avec l’eau du bain. Car la base du système décrit par la catallaxia est en dernier ressort la confiance dans le génie de la personne humaine. C’est elle qui est derrière le dynamisme des entreprises. Cette nature humaine peut faire des erreurs, même du mal, mais elle est aussi capable de créations géniales et de fulgurantes transformations.