Campagne de Carême 2025
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Faut-il avoir peur de l'Intelligence artificielle (IA) ? 79% des adultes français se disent inquiets face au développement de l'intelligence artificielle générative dans tous les secteurs de la vie active. Si nombre d'usagers du "clic" se félicitent et profitent des services pratiques que leur rendent des plates-formes de jeux, de traductions ou de prises de rendez-vous médicaux, beaucoup aussi s'alarment des risques de désinformation, de manipulations et de dépendances addictives qu'elles provoquent. D'autres critiques mettent l'accent sur l'impact écologique et énergétique de l'utilisation croissante de l'IA : il représenterait environ 1,4% de la consommation mondiale d'électricité et 0,3% des émissions de gaz à effet de serre. Tous les utilisateurs de moteurs de recherche sur Internet, comme Google, sont donc concernés par les effets dommageables de cette technologie sur la santé de la planète. Et sur leur propre santé ! Un emploi immodéré de ces technologies peut être une source empoisonnée d'addictions durables et tenaces. Elles commencent dès le plus âge quand des enfants livrés à leur bon plaisir ne sont pas sevrés de ces prothèses numériques par l'exercice d'un contrôle parental responsable et une sérieuse formation éducative préventive.
Une guerre commerciale féroce
Les politiques publiques sont de plus en plus interpellées pour fixer des normes et des cadres juridiques à cette nouvelle technologie numérique, qui comme Internet, la précédente révolution numérique apparue en 1989, progresse à grande vitesse et transforme avec une efficacité incroyable les mœurs et les relations humaines. Car le monde de la tech ressemble plutôt aujourd'hui à une vaste jungle monopolisée par des acteurs économiques et industriels qui escomptent tirer de leur situation avantageuse le maximum de profit et de pouvoir. Deux grandes puissances mondiales, la Chine et les États-Unis, relayés par des entrepreneurs innovants et ambitieux, disposant aussi de la force de frappe financière que leur procurent leur statut de milliardaire, cherchent à se tailler la part du lion et se livrent une guerre commerciale féroce. Et l'Europe ? Ne serait-elle — alors que son marché intérieur est supérieur à celui des États-Unis — qu'un champ de bataille de cette guerre mondiale qui ne dit pas son nom ? Ce qui est pourtant en jeu dans ce conflit la concerne au premier chef, comme toutes les autres régions du monde attachées à sauvegarder leurs souverainetés politiques et culturelles, sans oublier leurs libertés spirituelles. La bataille de l'intelligence artificielle, ne nous y trompons pas, engage des visions de l'homme et de la vie, des façons aussi de se rapporter au monde ; bref son enjeu transcende des aspects purement technologiques et commerciaux.
Un sommet pour agir
C'est pour relever le défi lancé par les cadors américains et chinois de la tech qu'un grand sommet international pour agir sur l'intelligence artificielle se tient les 10 et 11 février à Paris. Co-présidée par la France et l'Inde, cette manifestation réunit une belle brochette de chefs d'États et de gouvernements — dont le vice-président des États-Unis, le vice-premier ministre chinois, la présidente de la Commission européenne, le chancelier allemand — et les principaux leaders économiques de cette industrie numérique. Les organisateurs poursuivent trois objectifs principaux : le premier, sociétal, est de rassurer l'opinion publique sur la possibilité de réguler les dérives de cette technologie et de valoriser ses apports bénéfiques au quotidien, par exemple, dans l'éducation, l'agriculture, la construction ou la santé. Le second est économique : sur fond de concurrence entre la Chine et les États-Unis, l'idée est de booster l'Europe pour qu'elle assure sa souveraineté numérique en se montrant plus innovante, compétitive et garante de l'éthique. Le troisième est politique : il s'agit de faciliter l'accès de l'intelligence artificielle à tous, en particulier aux pays du Sud ; c'est la signification de la coprésidence de ce sommet par l'Inde, cinquième puissance mondiale émergeante du continent asiatique.
La peur du progrès
Cette mobilisation spectaculaire tombe à un moment où la peur du progrès n'a jamais été aussi aiguë dans l'esprit public. Cette technophobie ajoutée à l'anxiété créée par le réchauffement climatique, à l'inquiétude soulevée par la propagation des guerres et des violences, a généré un sentiment de peur collective, une sorte de psychose mondiale qui tend à faire reléguer aux calendes grecques tout espoir, tout augure d'un monde meilleur. L'historien Jean Delumeau avait exploré dans l'histoire de l'humanité ce sentiment terrifiant de perte d'équilibre et d'avenir qu'avaient éprouvé nos ancêtres ; par exemple au Moyen Âge, quand ils voyaient dans l'avènement de l'An mille l'accomplissement de la fin du monde. Une catastrophe préfigurée, selon la pensée commune de l'époque, par la prolifération des conflits, des pandémies et des migrations. L'histoire serait-elle donc un éternel recommencement et la peur du progrès en serait-elle une preuve patente ? Ce qui est vérifiable c'est l'effroi et le rejet spontanément ressentis au cours des siècles par les populations face à des inventions techniques qui allaient forcément bousculer leurs habitudes, leurs modes de vie et de pensée, et aussi déstabiliser l'ordre établi.
les techniques sont perfectibles et les mentalités humaines sont capables d'infinies souplesses et de merveilleuses conversions.
Prenons l'exemple de l'invention de l'imprimerie par Johannes Gutenberg au XVe siècle. Grâce au génie de cet imprimeur catholique allemand de Mayence, la Bible put être publiée à de plus grands tirages que ceux réservés jusqu'alors par les publications manuscrites des moines copistes. Ceux-ci furent les premiers à diaboliser l'invention de Gutenberg. Non seulement elle mettait en péril leur monopole d'éditeur, mais elle condamnait leur profession même. Ils exploitèrent sans vergogne les inévitables défauts d'impression pour déconsidérer l'imprimerie en l'accusant de dévoyer la langue et la formation intellectuelle et spirituelle des jeunes. L'imprimerie fut aussi fulminée par la papauté au XVIe siècle : parce qu'elle avait favorisé la diffusion du protestantisme en Europe, l'Inquisition orchestra des autodafés spectaculaires et des imprimeurs furent excommuniés et parfois même persécutés. Heureusement, les techniques sont perfectibles et les mentalités humaines sont capables d'infinies souplesses et de merveilleuses conversions. Sans l'imprimerie, que serait devenu le catholicisme ? Qui a eu la chance de visiter la bibliothèque du pape au Vatican, où sont conservés près de deux millions de volumes imprimés dont plus de 8.000 incunables, peut se féliciter que la peur initiale de l'invention de Gutenberg ait été vaincue par l'intelligence conjuguée de la raison et de la foi.
L’exigence de discernement
Toute proportion gardée et sans céder à l'anachronisme, l'invention de l'intelligence artificielle soulève des craintes et des objections qui ne sont pas à prendre à la légère. Il est juste et indispensable que l'usage et la destination de cette technologie aux performances fulgurantes non encore complètement abouties à ce jour, soient néanmoins régulés ; orientés dans le sens du progrès humain et non de l'asservissement à la machine provoqué par une utilisation débridée et addictive. Pour autant, rejeter en bloc l'IA reviendrait à commettre la même erreur précipitée et aveugle commise par les moines copistes de l'époque médiévale. L'intelligence artificielle doit par conséquent être abordée avec l'intelligence du discernement comme l'a souligné le pape François dans son intervention historique devant les dirigeants du G 7, dans les Pouilles, le 14 juin 2024. C'est d'ailleurs la même exigence de discernement que le pape met en exergue de sa pastorale humaniste face aux crises écologiques et migratoires de notre temps. L'ardente obligation du discernement, qu'il oppose aux « colonisations idéologiques » qui obstruent toute vision claire des réalités, est comme la roue motrice de toute sa pensée sociale.
L'intelligence artificielle, comme toute nouvelle technologie enfantée par le génie humain, donne toujours un résultat ambivalent : "Nous sommes tous, à des degrés divers, explique François, traversés par deux émotions : nous sommes enthousiastes lorsque nous imaginons les progrès qui peuvent découler de l’intelligence artificielle, mais, en même temps, nous sommes effrayés lorsque nous voyons les dangers inhérents à son utilisation." L'important, si on reprend une célèbre métaphore évangélique, est de s'atteler à démêler le bon grain de l'ivraie. La tâche est complexe, mais comme le rappelle un théologien, le chrétien n'est pas rompu à la simplification, mais à la complexité : ne s'applique-t-il pas en effet à croire en la Trinité, ou en la dualité divine et humaine du Christ ? L'objectif de ce tri sélectif aussi élémentaire que fondamental est donc de discerner le seul progrès qui vaille la peine : c'est-à-dire le progrès qu'apporte une technologie nouvelle à la dignité humaine.