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La récente traduction du missel a réhabilité la formule issue des grands conciles œcuméniques des premiers siècles pour le Credo, qui nous fait confesser le Fils — et l’Esprit — comme « consubstantiels » au Père. Il était temps !
« — Mais mon Père, on n’y comprend rien, à ce vocabulaire…
— Ah oui, parce que vous compreniez mieux “de même nature” ?
— Non, mais ça faisait moins savant. Et pour les gens de l’extérieur, il faut éviter le jargon incompréhensible.
— Très bien, dans ce cas-là supprimons aussi les termes de grâce, de rédemption, d’incarnation ou d’eucharistie, qui ne sont pas précisément d’un usage quotidien…
— Vous exagérez, vous voyez bien que consubstantiel c’est un cran au-dessus !
— Eh bien c’est le travail des prêtres, des théologiens et des catéchistes que de vous expliquer ce que “consubstantiel” veut dire. »
Une seule nature mais aussi un seul être
Que le Fils et l’Esprit soient "de même nature" que le Père, ce n’est pas faux. Mais n’a rien d’extraordinaire. Milou, le fox-terrier blanc à poil dur de Tintin est de même nature canine que Rex, son géniteur, tout comme Isaac était de même nature humaine qu’Abraham son père. Mais dans leur cas, pas de consubstantialité. Milou ne fait pas un seul être avec Rex, pas plus qu’Isaac avec Abraham. Même s’ils s’aiment très fort, ils restent deux êtres qui ont chacun une existence propre, séparée de l’autre. D’ailleurs la mort de Rex attriste Milou mais ne signale pas la fin de son existence, pas plus que pour Isaac vis-à-vis d’Abraham.
Or en Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois Personnes, mais partagent le même et unique être et non pas seulement la même nature divine. Une seule substance, trois Personnes. C’est tout à fait impossible pour tous les êtres vivants autres que Dieu, mais en Dieu, c’est possible, et même c’est vrai ! Grâce à l’assistance de l’Esprit-Saint qui a veillé sur les conciles œcuméniques des premiers siècles, nous disposons de formules de foi qui sont adéquates au mystère qu’elles désignent. Bien sûr, le mystère de la Trinité dépasse infiniment tout ce qu’on peut en dire, et tout ce que "consubstantialité" signifie. Mais "consubstantialité" dit quelque chose de vrai sur la Trinité, et on n’a rien trouvé de mieux, de plus précis, toutes les autres tentatives péchant par quelque imprécision ou quelque hérésie rampante.
Entrer en relation avec la Trinité
Tous les chrétiens disposent donc d’un énoncé conceptuel qui ouvre une brèche pour saisir le mystère de la Trinité, sans toutefois le "comprendre" au sens latin. Mais nous savons que la foi ne s’arrête pas aux énoncés, qu’elle nous fait atteindre la réalité-même visée par ces énoncés. Or il nous semble parfois que nous échouons à faire l’expérience d’une relation au Dieu un et trine, à Dieu en son unité mais aussi dans la distinction des Personnes. Pour aller plus loin, il faut remonter plus haut, avec une question : Abraham, Moïse et les prophètes croyaient-ils au mystère de la Trinité ? Cela semble très improbable. Et pourtant, Jésus affirme : "Abraham, votre père, exulta à la vue de mon jour : il l’a vu et s’est réjoui" (Jn 8, 56). Jésus dit aussi : "Moïse a écrit de moi" (Jn 5, 46). Et aux apôtres d’Emmaüs : "En commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait" (Lc 24, 27).
Moïse avait l’intuition que Dieu allait « marcher au milieu de nous », qu’il nous pardonnerait et nous introduirait dans la vie divine
Il y a quelque chose comme une foi au Christ à venir, qui traverse l’Ancien Testament, comme l’indique l’épître aux Hébreux : "C’est dans la foi qu’ils moururent tous sans avoir reçu l’objet des promesses, mais il l’ont vu et salué de loin" (Hb 11, 13). Comment d’ailleurs auraient-ils pu préparer le peuple à l’accomplissement des promesses s’ils ne l’avaient pas, au moins un peu entrevu, par une grâce secrète du Saint-Esprit ?
Les hommes de l’Ancien Testament avaient donc, selon une modalité difficile à déterminer, foi dans le Christ à venir. Mais avaient-ils pour autant foi en la Trinité tout entière ? Selon saint Thomas d’Aquin « on ne peut pas croire explicitement au mystère du Christ sans la foi dans la Trinité », et les patriarches et les prophètes avaient donc une certaine connaissance non pas conceptuelle mais intuitive de la Trinité.
L’intuition voilée des prophètes de l’Ancien Testament
Avant la Loi du temps d’Abraham, sous la Loi du temps de Moïse, sous la grâce à partir du Christ, la Révélation du mystère de Dieu s’explicite de plus en plus, se désenveloppe progressivement. Ainsi Dieu se désigne lui-même à Moïse comme "Dieu […] plein d’amour et de vérité" (Ex 34, 6). Moïse comprend-il que l’amour et la vérité ne sont pas seulement des attributs divins ou des modes distincts de manifestation — ce qui en régime chrétien serait l’hérésie sabellienne —, mais qu’en Dieu amour et vérité sont des personnes, l’Esprit-Saint et le Fils ? En tout cas, il formule aussitôt une demande qui anticipe l’Incarnation et l’action du Saint-Esprit : "S’il est vrai, mon Seigneur, que j’ai trouvé grâce à tes yeux, daigne marcher au milieu de nous […]. Tu pardonneras nos fautes et nos péchés, et tu feras de nous ton héritage" (Ex 34, 9).
Autrement dit, les Patriarches et les prophètes de l’Ancien Testament ont fait le chemin inverse du nôtre : ils ne disposaient pas de l’énoncé conceptuel adéquat, et cela d’autant moins que ni l’Incarnation ni la Pentecôte — ce qu’on appelle les missions visibles du Fils et de l’Esprit — n’avaient encore eu lieu pour manifester la Trinité ; mais ils en avaient l’intuition encore voilée, par l’expérience qu’ils faisaient d’une certaine pluralité au sein du Dieu unique, au travers d’une certaine diversité des effets de l’action divine dans leur existence et dans le monde : Moïse avait l’intuition que Dieu allait "marcher au milieu de nous" (l’Incarnation du Fils en Jésus-Christ) et que Dieu nous pardonnerait et nous introduirait dans la vie divine (l’action sanctificatrice de l’Esprit-Saint, qui opère la rémission des péchés et nous configure chaque jour un peu plus au Christ).
La prière d’Élisabeth de la Trinité
À nous autres, catholiques du XXIe siècle, il est demandé de faire le chemin inverse. Non pas une régression qui viendrait abolir notre connaissance de la Trinité ! Mais nous pouvons aller d’un énoncé vrai — un seul Dieu, trois Personnes, le Fils et l’Esprit étant consubstantiels au Père — à une expérience plus existentielle de l’unité et de la distinction des Personnes divines. Pour cela, une petite carmélite française du début du XXe siècle, Élisabeth de la Trinité peut nous aider, avec sa fameuse prière "Mon Dieu, Trinité que j’adore".
La prière commence par : "Ô mon Dieu, Trinité que j’adore, aidez-moi à m’oublier entièrement pour m’établir en vous" et se poursuit : "Pacifiez mon âme, faites-en votre ciel, votre demeure aimée et le lieu de votre repos." On y apprend donc que l’âme humaine peut s’unir intentionnellement — par l’intelligence et la volonté — à la Trinité, et que celle-ci en retour vient habiter en notre âme. La Trinité, locataire habituel de notre âme, voilà qui est fort !
Par la suite Élisabeth s’adresse successivement à chacune des Personnes de la Trinité : le Fils (en tant que Verbe incarné puis en tant que Verbe éternel), l’Esprit-Saint, enfin le Père. À chacun, elle s’adresse selon ce qu’il est au sein de la Trinité, et demande une faveur qui le caractérise plus particulièrement : au Christ l’adoration, la réparation, et le salut, ainsi que tout ce qui relève de la connaissance ; à l’Esprit-Saint l’amour et la capacité à engendrer spirituellement le Christ en notre âme ; au Père la miséricorde et l’amour paternel. Enfin, après avoir prié le Père, l’Esprit-Saint et le Fils, dans leur distinction, Élisabeth revient à la Trinité comme unité ("ô mes Trois, mon Tout") dans l’adoration et l’offrande de sa vie ("je me livre à vous"), et l’espérance du Ciel ("en attendant d’aller contempler en votre lumière l’abîme de vos grandeurs").
Goûter la Trinité en nous
Cet itinéraire de la Trinité à la Trinité, en allant du commun au commun par le distinct, chaque baptisé peut le faire. Comment y parvenir ? Par la fréquentation assidue de la Parole de Dieu et des sacrements, et la vie théologale pleinement vécue dans l’amour de Dieu et du prochain. Alors Dieu se manifestera tout à la fois comme l’unique, et comme une Trinité de Personnes, chacune opérant en nous des effets divins qui tout en étant l’œuvre commune des Trois, portent parfois plus spécialement la marque du Père, du Fils ou de l’Esprit. C’est ainsi qu’on goûte la Trinité. En théologie, on appelle cela "l’appropriation". Dans la vie spirituelle, c’est une méthode tout à fait appropriée. Si nous l’expérimentons, comme Élisabeth nous pourrons un jour contempler au Ciel ce dont nous aurons déjà vécu sur la terre.