Passer le seuil d’une nouvelle année peut s’envisager comme un Voyage vers l’aube. Le petit livre qui porte ce titre ne sera probablement jamais accessible aux lecteurs d’Aleteia, car il est écrit en tchèque. Jan Čep, son auteur (1902-1974) est né en Moravie (à l’est de la Bohème, aujourd’hui en République tchèque). Entre les deux guerres, il a collaboré avec la maison d’édition de Florian à Stará Říše, qui entretint des relations étroites avec la France chrétienne de ce temps. Léon Bloy, Bernanos et Maritain étaient dans son répertoire. Depuis la prise de pouvoir des communistes en 1948, une chape de plomb recouvrait le pays. La plupart des religieux et de nombreux prêtres étaient internés dans des couvents transformés en prison. Les relations même familiales étaient paralysées par la peur : donner sa confiance était risqué. L’économie nationalisée végétait, personne n’étant responsable de rien.
Un moment suspendu
Jan Čep s’exila à Paris où il poursuivit son travail de traducteur. Il donnait régulièrement des interviews à la Rádio Svobodná Evropa (Radio Europe Libre). Un jour, il rapporta une nouvelle de Václav Kosmák, découverte durant son enfance, dont il avait oublié le titre. Romancier et humoriste, Kosmák était aussi prêtre ! Il raconte : "Quelque part au milieu des champs, loin des villages et loin des villes, autour de minuit se rencontrent un vieil homme et un jeune homme, l’ancienne et la nouvelle année. C’est un moment comme suspendu hors du temps ; l’un s’en va et passe les rênes à l’autre qui lui succède. Le vieil homme est fatigué, plein d’amertume et de déceptions. Le jeune homme l’écoute avec méfiance, mais aussi avec respect ; il est secrètement convaincu que le vieil homme exagère, que le monde n’est pas si mauvais et que, quoi qu’il en soit, il s’en sortira mieux. Il sent dans ses membres et dans ses veines la sève d’une vie nouvelle ; le monde s’ouvre devant lui comme un espace inépuisable d’espoir et de bonté.
Le vieillard creuse sa propre tombe
Deux générations s’affrontent, hier et aujourd’hui : celle dont la sagesse a été purifiée au creuset de l’expérience, mais qui risque de se laisser décourager et envahir par l’amertume ; celle dont l’énergie est intacte, vive et fraîche, mais qui risque de s’illusionner sur la force de ses poignets. Le vieillard a une pioche à la main et creuse sa propre tombe. Finalement, il souhaite au jeune homme plus de bonheur qu’il n’en a eu lui-même et se couche avec un profond soupir de lassitude et de soulagement. Son héritier est touché, mais il est incapable d’imaginer que la même chose pourrait un jour lui arriver, que celui qui est couché dans cette tombe était, il n’y a pas si longtemps, aussi jeune que lui, aussi plein d’assurance et de confiance en soi. Il ne peut s’empêcher de penser que si le vieil homme a affronté des déceptions, si tout ne s’est pas déroulé comme il l’avait espéré et souhaité, il en est sans doute lui-même coupable."
De quoi demain sera fait ?
La clé d’interprétation de ce texte léger adressé à des auditeurs dont la vie était plus que lourde, on la trouve quelques pages plus loin. Car si le conte a une saveur quelque peu païenne, la perspective de Jan Čep, vivant à Paris, les yeux tournés vers Prague et son pays, est profondément chrétienne. Un moine, même, y trouve un élan, une jeunesse pour mettre de la vigueur dans son quotidien. De quoi demain sera fait et de qui dépend cet avenir ?
Nous avons beaucoup à faire et notre espérance est sans fin, que nous ayons vingt ans ou quatre-vingts ans. Tous nous avons le levier d’Archimède dans la main, et son point d’appui se trouve dans notre cœur, au lieu de notre foi et de nos inquiétudes quotidiennes. Tous nous collaborons avec Dieu, non seulement pour notre propre avenir, mais pour l’avenir de l’humanité. Chaque pensée, chaque décision, chaque mouvement de notre amour vers les lieux où notre prochain se trouve et souffre, vers les lieux où notre ennemi se cache et haït, pèse lourd sur la balance de l’histoire et peut en changer le cours. Quoi qu’en dise la presse ouest-européenne qui reproche aux pays d’Europe centrale d’être "populistes", c’est aujourd’hui à l’Ouest que l’air semble devenir difficilement respirable. Perdrons-nous l’espérance ?