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Fêter le Christ-Roi, entre l’appel du héros et la pression sociale

Christ Roi
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Paul Airiau - publié le 23/11/24
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La solennité du Christ-Roi porte-t-elle un message social ? En privilégiant l’engagement personnel du héros chrétien aux dépens de son autorité institutionnelle, le catholicisme contemporain a pris le risque de dévaloriser la dimension collective de l’évangélisation, estime l’historien Paul Airiau.

C’était une jeune fille d’une quinzaine d’années. Depuis plus de six mois, elle venait à la messe, sans être baptisée, parce qu’elle avait recherché des informations sur le christianisme là où elle pouvait en trouver, sur Internet, et que cela l’attirait. Elle se voilait le temps de la célébration, car elle venait d’une famille avec un parent musulman. Elle avait été spontanément prise en charge par deux paroissiennes, qui étaient largement de l’âge de sa mère, mais non intégrée à un groupe de jeunes pratiquants. Cependant, elle a fini par renoncer. Ce qu’elle vivait l’éloignait trop de ses relations quotidiennes, on la tenait en lisière car elle s’écartait de l’implicite norme musulmane qui régnait. Est-il donné à tout le monde de persévérer lorsque les circonstances ne se font pas favorables ?

Le choix du héros

Cette anecdote récente venue d’une ville de province pointe un des éléments favorisant la continuité de l’identification à l’islam dans la France contemporaine : la pression sociologique. Le phénomène n’est en rien original. Il se retrouve dans le catholicisme, spécialement dans ces sous-ensembles plus ou moins nets que sont les milieux tradi-intégristes, restitutionnistes, néo-intransigeants, attestataires, qui assurent le mieux leur propre reproduction par la transmission familiale. Mais il n’y joue pas à l’échelle de micro- ou méso-quartiers et de groupes de pairs d’âge, comme il le fait dans l’islam. Car le monde musulman, malgré sa pluralisation interne et le développement d’un individualisme religieux, conserve encore largement l’idée qu’il est une orthopraxie devant s’imposer à tous ceux qui relèvent peu ou prou de lui. En revanche, le catholicisme a massivement basculé depuis la fin des années 1950 et les années 1960 dans la certitude qu’il était une religion de la liberté et de la relation personnelle avec Dieu.

Bref, si l’on devait infléchir un peu des catégories développées par le philosophe Henri Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), le catholicisme contemporain a définitivement basculé du côté de "l’appel du héros" et a répudié plus que largement le "moi social" et les "habitudes." Le premier repose sur une personne exemplaire qui entraîne à sa suite pour faire des grandes choses, faisant de la recherche et de l’implication personnelles le moteur fondamental de l’observation des normes éthiques et de l’engagement religieux. Les seconds font des normes collectives explicites ou implicites à respecter sous peine de sanction, la cause première de l’observation des règles morales, de la croyance et de la pratique religieuse. Vatican Ⅱ et sa réception, préparés par les dynamiques réformistes internes à l’Église des années 1930-1950, furent un moment fondamental de l’option pour le premier, au nom d’une meilleure compréhension de la Révélation, qu’il s’agisse de la volonté de Dieu ou de la fonction et de l’identité de l’Église.

La fête du Christ-Roi à la fin de l’année liturgique

Le catholicisme a ainsi volontairement choisi une forme de désétablissement social, en renonçant à ce que sa reproduction repose sur une forme d’automatisme collectif partagé. Cette mutation a notamment connu trois traductions symboliques. La première consista à renoncer à la mobilisation des militants catholiques pour leur faire (re)construire une chrétienté, afin de les réorienter vers la collaboration à l’humanisation du monde et la spécialisation dans un religieux épuré. La deuxième aboutit à renoncer aux concordats faisant du catholicisme une religion d’État, donnant des effets civils à certaines normes canoniques et procurant des avantages symboliques et financiers qui établissaient l’Église comme normative. La troisième transféra la fête du Christ-Roi à la fin de l’année liturgique afin de privilégier sa perspective eschatologique, en la détachant de ses originelles affirmations, soit le nécessaire modelage des sociétés sur les normes catholiques, seule source de paix et d’ordre.

On a donc cessé de chanter "Parle, commande, règne", le grand cantique de la mobilisation militante des années 1930. On a donc passé par pertes et profits, quasiment, et sans tout à fait le justifier, l’idée solidement répétée par les propos magistériaux que les sociétés devaient, d’une manière ou d’une autre, s’organiser selon les principes et les règles découlant de la Révélation et de la loi naturelle interprétées par l’Église. La thématique ne subsiste plus véritablement que dans les tendances tradi-intégristes ou restitutionnistes, qui seules sont encore conscientes de cette réalité d’observation que "les institutions font les hommes", selon un aphorisme remontant au moins aux Lumières. Aussi travaillent-ils, avec un succès incertain, à ce que les catholiques cherchent de nouveau à bâtir une chrétienté. Aussi tendent-ils, avec des résultats limités, à investir les domaines manifestant l’importance des mécanismes sociaux dans la construction et la diffusion de normes collectives (action politico-sociale, médias), spécialement en certains domaines (mœurs). D’aucuns espèrent même que ce qui se passe ailleurs (États-Unis, Hongrie, Russie…) et qui peut paraître manifester une conservation ou une restauration de l’influence chrétienne finira par arriver un jour en France, éventuel prélude à une chrétienté qui sera presque le Royaume.

En dehors de toute logique sociale

Quant aux autres catholiques, subissant en se lamentant la décomposition accélérée des derniers lambeaux hérités de la chrétienté, ils parient sur la virtuosité religieuse comme solution ultime. L’expression publique de leur relation épanouissante avec Dieu associée à une implication dans la vie ecclésiale est censée leur assurer une attractivité qui, de proche en proche, établira quelque chose qui serait une anticipation du Paradis : une Église synodale de disciples missionnaires. Et puis, l’Esprit soufflant où il veut et méprisant donc les causes secondes qui sont pourtant caractéristiques de la Création, il remplira les églises en dehors de toute logique sociale, ce qui mérite bien qu’on laisse aller sur leur erre fort incertaine ce qui reste des éléments qui assuraient une transmission institutionnelle du catholicisme — l’école catholique, l’encadrement de la jeunesse…

Dans tous les cas, on peut toujours rêver. Si, dans l’état actuel des choses, les catholiques étaient capables de bouleverser l’ordre de la société en matière religieuse, cela se saurait. Car pour être une minorité révolutionnaire, il est des conditions certaines et des seuils limites (des positions de pouvoir effectives, une réputation positive, des réseaux d’influence, une cohérence interne, un plan d’action, un travail d’influence de long terme, représenter un pourcentage minimum des membres de la société). Les premières ne sont pas remplies, et on a plongé sous les seconds — que représentent vraiment les alentours de 2% de la population adulte, soit la proportion de pratiquants hebdomadaires, qui ont pour une grande partie dépassé les 70 ans ? Bref, plus que jamais, qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, le Christ-Roi est devenu une réalité solidement eschatologique — mais cela fera-t-il revenir à la messe une jeune fille qui l’a fréquentée quelque temps ?

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