Changer les esprits avant les lois
Comment ce processus a-t-il été possible ? Jésus-Christ n’est pas un révolutionnaire au sens marxiste du terme. Il n’a pas abordé directement la question de l’esclavage mais a apporté de nouvelles valeurs qui ont conduit à de nouveaux comportements. Aux yeux de Dieu, les puissants ne sont pas supérieurs à leurs sujets. En faisant de l’amour du prochain la condition impérieuse du bonheur éternel, en lavant Lui-même les pieds de ses apôtres, le Christ, par ses paroles et ses actes, a "subverti" les conceptions morales de l’époque et a sapé les fondements de l’esclavage. Au paradis, "les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers" (Lc, 13, 30).
En changeant le paradigme des hommes, l’Église catholique a réussi à améliorer les conditions de vie des esclaves, puis à élever leur statut juridique avant d’aboutir à leur affranchissement total. On oublie trop que l’esclavage a quasiment disparu du continent européen dès le milieu du Moyen Âge et qu’il n’y est jamais revenu. L’Église a réussi cet exploit en prônant le caractère universel de l’être humain, en voyant dans chaque être humain un homme à part entière pour lequel le Christ s’est sacrifié. Elle a proclamé que tous les hommes sont frères dans le Christ, tous égaux en dignité, tous sauvés par une même rédemption et tous appelés au même bonheur éternel. Avant de modifier les lois, elle a changé les esprits. "Seule, rappelle l’historien des religions Rodney Stark, elle est arrivée à la conclusion théologique que l’esclavage est un péché."
Des esclaves canonisés
L’égalité des êtres humains s’est manifestée dès les premiers siècles dans l’accès aux sacrements pour tous, du sacerdoce jusqu’à l’occupation de la charge suprême. Calixte Ier était un ancien esclave. L’eucharistie n’était pas réservée aux hommes libres. Quant à la confession, elle condamnait indirectement l’esclavage. En effet, nous sommes responsables de nos actes, de tous nos actes. Or comment l’être quand on est esclave ? Enfin, la canonisation d’esclaves a aussi joué un grand rôle dans cette révolution des esprits. Dans un monde extrêmement conscient du statut social, les propriétaires d’esclaves se mettaient à genoux devant un saint, qui parfois avait été esclave dans sa vie terrestre.
Les principes moraux étant posés, il a ensuite fallu que l’Église catholique trouve les moyens de les mettre en application, sans provoquer une révolution ou une guerre civile qui aurait fait plus de mal que de bien. Plusieurs moyens ont été utilisés, chacun apportant une pierre à l’édification d’une société sans esclaves. Par exemple, le servage — une réalité radicalement différente — a remplacé l’esclavage. En outre, la proclamation de la paix de Dieu a interdit la déportation des populations civiles ainsi que leur mise en esclavage. Ce ne sont que deux exemples, il y en a eu beaucoup d’autres.
Un problème moral
Pour comprendre ce changement de paradigme, il suffit de voir la nouvelle conception de la guerre qui émerge au Moyen Âge. Outre la paix de Dieu qui concernait les populations civiles, un système de rançon a été mis en place pour les soldats prisonniers. Pendant l’Antiquité, être fait prisonnier signifiait la mort ou la réduction en esclavage. Au Moyen Âge, la pratique de la rançon permit non seulement d’éviter des monceaux de cadavres sur les champs de bataille, mais elle remplaça avantageusement l’esclavage. La rançon était source de profits importants et ne transformait pas le prisonnier en animal de labeur : son geôlier lui devait gîte, couvert et vêtements en attendant d’être payé. Il ne pouvait pas non plus l’astreindre à de lourds travaux et il était dans son intérêt de le garder en bonne santé. Un prisonnier mort constituait une perte de revenus.
La révolution mentale qu’opéra le christianisme en supprimant l’esclavage, permit l’entrée de l’Occident dans la Modernité.
Les monastères, en particulier grâce à la valorisation du travail manuel pour les élites, ont également joué un rôle fondamental. La comparaison avec d’autres civilisations (chinoise, indienne, musulmane…) montre bien en quoi la pensée chrétienne a constitué une véritable rupture. Aucune autre civilisation n’a vu dans l’esclavage un problème moral et n’a eu de problème de conscience à le pratiquer à grande échelle. On a vu par exemple, beaucoup de marchands d’esclaves musulmans financer leur pèlerinage à La Mecque par la traite. Posséder de nombreux esclaves était un signe de richesse et da puissance. À l’inverse, le christianisme, à rebours de tous, a développé une autre vision de l’homme et a fait germer dans les esprits la notion de culpabilité. Une pratique perçue comme naturelle est devenue un péché grave.
L’entrée dans la Modernité
Plus tard, à partir de la Renaissance, le retour de l’esclavage dans certaines colonies, et uniquement là, met en lumière un aspect méconnu de cette période : l’arrivée de mœurs plus païennes liée notamment à l’exaltation de l’Antiquité. Le développement de la mythologie en peinture et le retour d’une pensée plus esclavagiste dans les esprits en sont quelques-unes des conséquences. L’Église catholique aura bien du mal à combattre ce nouvel état d’esprit, d’autant plus qu’une partie de ses prélats, plus soucieuse de ses prébendes que du souci des corps et des âmes de ses fidèles, ne relaya pas les nombreuses condamnations romaines.
Enfin, la révolution mentale qu’opéra le christianisme en supprimant l’esclavage, permit l’entrée de l’Occident dans la Modernité. Ce n’est pas sans raison qu’il a dominé le monde pendant des siècles grâce à son avance technique et scientifique, une avance qui montre la justesse et la profondeur de cette parole du Christ : "Cherchez d’abord le royaume de Dieu, le reste vous sera donné de surcroît." (Mt 6, 33)