Il est une tradition liturgique bien vivace à Jérusalem, tradition antique renouvelée par les franciscains depuis leur arrivée en Terre sainte au XIIIe siècle : les processions. Fréquemment, la Vieille ville s’anime ainsi de cortèges bigarrés d’ecclésiastiques qui vont ou reviennent du Saint-Sépulcre, le plus souvent. Depuis l’époque ottomane, pour les précéder et avertir le passant de s’écarter, un ou plusieurs hommes tapent de leur bâton sur les dalles du sol. Jadis gardes du corps, ceux que l’on appelle "kawas" sont vêtus d’une grande tenue bleu-marine rehaussée de galons d’or et d’un tarbouche, ce chapeau conique et rouge.
Shibly Abu Sada fut l’un d’eux, au service des franciscains de la Custodie de Terre sainte. Il a achevé sa procession terrestre, et peut-être la continue-t-il au ciel, marchant fièrement derrière le Christ et l’étendard de la résurrection, représenté d’ailleurs au-dessus du Tombeau du Sauveur où le conduisaient ses pas et sa prière. Car Shibly n’a pas d’abord été un kawas, le plus ancien au moment de sa mort, mais un chrétien melkite pieux et rayonnant. Le 15 octobre, dans l’église Saint-Jacques de Beit Hanina (quartier au nord de Jérusalem), il a ainsi réuni le Patriarche latin, le cardinal Pizzaballa, l’évêque grec-catholique, Mgr Hayash, des prêtres de ces deux rites, de nombreux franciscains et leur custode, Francesco Patton, qui présidait.
Une enfance au coeur même de la Custodie
Il faut dire que le Hiérosolymitain a grandi au cœur même de la Custodie, au couvent Saint-Sauveur. En 1970, alors que vient de mourir son père, sa mère qui ne peut pas assurer son éducation confie Shibly aux frères qui tiennent un orphelinat dans leur couvent de la Vieille ville. "Comme un vrai papa, racontait-il en 2019 à la télévision italienne TV2000, le frère Sante Nuccio, [lui a] tout donné : il a aidé maman, il m’a élevé et m’a surtout fait sentir que j’étais un gamin normal" avant de l’encourager à fonder une famille.
Lors des funérailles, son épouse Ruby, ses trois fils et belles-filles et leurs enfants sont là pour témoigner de ce chemin et de sa fécondité. "Sa passion pour la vie, son rire et sa sagesse ont rendu nos vies plus lumineuses, a écrit l’un de ses fils sur Facebook. Mon père n'était pas seulement un parent, mais un leader et un protecteur, marchant toujours à nos côtés, nous relevant lorsque nous trébuchions et nous enseignant le pouvoir de l'amour et de la résilience. Même s'il est parti, son amour reste notre phare. »
Naturellement, une fois ses études terminées, Shibly travaille…pour les franciscains ! À la cuisine, comme vaguemestre puis comme chauffeur du custode. "Chacun d'entre nous se souvient des moments où il a reçu un bon mot de sa part, une aide, un encouragement", témoigne ainsi Francesco Patton dans son homélie. "Moi-même, si je peux célébrer pour lui ce soir, c'est parce qu'il m'a appris à célébrer la messe en arabe. Alors qu'il m'accompagnait d'un endroit à un autre, j'ai essayé de lire les parties de la messe et il m'a patiemment corrigé."
« C’était vraiment un croyant »
Sans abandonner cet office, le Palestinien devient aussi kawas. Dans un bel article de Terre sainte magazine sur cette mission folklorique, Shibly expliquait en 2022 le sens profond de ce rôle qui le rendait fier : "Notre mission sert un but plus grand que le simple respect de ces règles : la protection de la Croix, le maintien de la présence chrétienne en Terre sainte." Proche de tous les chrétiens de la Vieille ville de Jérusalem, Shibly était aussi un homme de prière. "C’était vraiment un croyant", résume le cardinal Pizzaballa.
Et maintenant ? "Le pèlerinage terrestre est fini, et [Shibly] a atteint la destination. Avec sa robe de kawas, il accompagne maintenant le Seigneur dans la lumière de la Jérusalem céleste. Maintenant, il peut jouir de la communion avec Dieu, de la proximité de Notre-Dame, de saint François et de tous les saints." a conclu le père Patton. Gageons que Shibly Abu Sada peut désormais dire, pour l’éternité, comme en 2019 à TV2000 : "J’aime ce que j’ai !"