En principe, quand la langue française possède deux termes, cela signifie qu'ils ne sont pas interchangeables, même si les sonorités ou l'étymologie les rapprochent : l'ennuyant n'est pas toujours ennuyeux, le somptueux n'est pas forcément somptuaire et le médiéval, par bonheur, est rarement moyenâgeux. De même, au moins jusqu'à nouvel ordre, féminin n'est pas synonyme de féministe. La nuance semble pourtant échapper à bon nombre de commentateurs de La serva amorosa, comédie de Goldoni jouée actuellement au théâtre de la Porte Saint-Martin, avec Isabelle Carré dans le rôle de Coraline, la « servante aimante » du titre (incontestablement plus chantant en italien).
S'ils vantent à juste titre l'efficacité et la précision de la mise en scène de Catherine Hiegel, ainsi que la qualité du jeu de tous les comédiens, les journalistes culturels s'enthousiasment surtout pour la modernité du propos, jugé en avance sur son temps en 1752. Et tous de citer comme un seul homme, pardon comme une seule femme, la dernière réplique : « Vive notre sexe. Et que crève sur l'heure qui ose en dire du mal. » La double conclusion s'impose alors : Coraline est une « héroïne féministe », La serva anorosa est une « pièce féministe ». Ainsi Goldoni gagne-t-il sa décoration de compagnon de Me Too de la première heure, lui qui « bouscule les règles d'un jeu social et genré ».
Femme contre femme
Cette lecture rétrospective soulève au moins deux problèmes. Le premier tient à l'intrigue. La pièce, nul ne le niera, donne la première place aux femmes, mais cela a une conséquence qui saute aux yeux : tout comme l'héroïne, le personnage le plus malfaisant est un personnage féminin. Face à Coraline, la servante aimante, Béatrice, intrigante qui manipule le vieillard lubrique Ottavio, pour détourner son héritage. Bizarrement, nul ne songe à la qualifier de « féministe ». Il faut croire qu'elle serait un porte-parole moins vendeur, alors qu'après tout, elle tente elle aussi de prendre son destin en main par les moyens de son sexe. Coraline contre Béatrice, femme contre femme.
Même en admettant que l'enjeu social a pris le pas chez Goldoni sur le jeu théâtral — chez Molière, nul ne songerait à plaindre le sort des valets de comédie —, on est à mille lieues d'une lutte commune contre l'oppression masculine. La serva amorosa oppose les stratagèmes bienveillants d'une femme dévouée aux ruses malveillantes d'une femme sans scrupule. Aucune sororité, en cette intrigue. Qui tient à féminiser les textes et les formules passés risque fort d'arriver à cette maxime : « La femme est une louve pour la femme. » « Tigresse » conviendrait aussi, à en croire un personnage masculin admiratif...
Héroïnes féminines
Le second problème relève de l'histoire du théâtre. Goldoni, dit un commentaire journalistique, anticipe les grandes révolutions et pressent peut-être 1789 avec cinquante ans d'avance. Bel effort pour entretenir le mythe républicain d'un siècle des Lumières commençant à libérer de pauvres femmes encore prisonnières de l'Ancien Régime. Le théâtre n'a pourtant pas attendu le XVIIIe siècle et Goldoni pour mettre en avant des héroïnes enthousiasmantes. Qu'une femme puisse être moins benête qu'un homme, la Toinette du Malade imaginaire et la Dorine du Tartuffe le prouvent aisément. Que des femmes puissent être au moins aussi héroïques que leurs amants, les Bérénice de Corneille et de Racine le démontrent magistralement.
Quant à une servante capable de tout faire pour son maître au risque de passer pour une femme de mauvaise vie, il me semble qu'on en trouve au moins une, très célèbre, dans les Évangiles, mais c'est une autre histoire. La « servante aimante » du Seigneur n'est pas une héroïne féministe. Cesse-t-elle pour cela d'être féminine ?