Combien de temps le gouvernement de Michel Barnier tiendra-t-il ? La question agite les esprits ; les pronostics sont plus difficiles qu’au tiercé. On suppose qu’une motion de censure, immédiate ou retardée, mettra fin un jour ou l’autre à l’aventure. Qu’ils soient nouveaux nommés ou bizarrement prolongés à leur poste, tous les ministres ont des allures de rescapés.
Deux mois sans gouvernement
Devant la grande course à l'échalote ministérielle à laquelle nous assistons à chaque changement de locataire de Matignon, une solution serait évidemment de nommer tous les députés ministres. Cela pourrait satisfaire ceux qui rêvent de l’impossible : un gouvernement parfaitement fidèle aux "équilibres de l’Assemblée". Une autre solution, beaucoup plus économique, serait de se passer de gouvernement. Si l’idée peut sembler peu sérieuse, elle a le mérite de contenir implicitement une question trop peu posée : à quoi sert un ministre ? Sans doute la République gagne-t-elle à ce qu’on ne se le demande pas trop et que le commode "on a toujours fait comme ça" suffise à décourager les curieux. Pourtant, les deux mois qui se sont écoulés sans gouvernement ont fini par faire affleurer l’interrogation : des ministres, pour quoi faire?
Même pour qui ne fait pas profession d'anarchisme, la longue période de vacance ministérielle (ou d’« expédition des affaires courantes") a rendu le doute permis. Dans l'Éducation nationale, par exemple, difficile de ne pas se demander si la présence des ministres successifs a eu un quelconque effet bénéfique dans les cinquante dernières années, à part, à la rigueur, pour annuler une réforme préalable, dont on aurait bien pu se passer. Lorsqu’il confia le portefeuille de l’école à une Amélie Oudéa-Castera déjà en charge des Sports et des Jeux olympiques, Gabriel Attal ne fit que donner l’impression de confirmer qu’une personne à plein temps était inutile. Alors, pourquoi pas aucun ministre ?
Inusable subsidiarité
Tout juste arrivée à l’Éducation nationale, Anne Genetet a déclaré que "le navire ne changera[it] pas de cap". Cela doit signifier que le bilan de ses prédécesseurs a été plébiscité par les urnes. Avec cinq ministres de l’Éducation nationale en deux ans, on est d’ailleurs amusé d’apprendre qu’il y avait un cap. Il n’est pas sûr, toutefois, que la boussole utilisée soit très fiable. Quels que soient ses mérites et ses failles, Madame Genetet servira-t-elle à quelque chose ? Il est presque rassurant de se dire que peu de choses dépendent réellement d’elle. Car, ici comme ailleurs, le principe de subsidiarité, chère à la doctrine sociale de l’Église, a la vie plus longue qu’un gouvernement. Dans son allocution aux cardinaux du 20 février 1946, Pie XII le rappelait en ces termes :
Notre prédécesseur d’heureuse mémoire, Pie XI, dans son encyclique Quadragesimo anno sur l’ordre social […] énonçait le principe suivant de valeur générale : ce que les particuliers peuvent faire par eux-mêmes et par leurs propres moyens ne doit pas leur être enlevé et transféré à la communauté ; principe qui vaut également pour les groupements plus petits et d’ordre inférieur par rapport aux plus grands et d’un rang plus élevé. Car — poursuit le sage pontife — toute activité sociale est de sa nature subsidiaire ; elle doit servir de soutien aux membres du corps social et ne jamais les détruire ni les absorber. Paroles vraiment lumineuses, qui valent pour la vie sociale à tous ses degrés et aussi pour la vie de l’Église, sans préjudice de son organisation hiérarchique.
Cela n’abolit certes pas le rôle d’un supérieur, qui se doit de venir en aide à ceux qui ne parviennent plus à accomplir leur tâche "par leurs propres moyens", mais cela relativise fortement l’étendue de son action sociale.
Nul besoin de ministre pour enseigner
Par chance, nul professeur n’a besoin d’un ministre pour chercher à "instruire les ignorants" (une des œuvres de miséricorde spirituelle tirées de saint Paul), nul n’a besoin d’une énième réforme du bac pour éveiller des esprits, nul n’a besoin de circulaires nationales pour tenter de faire comprendre à un adolescent qu’il n’est pas correct de violer sa voisine. Et nul n’a besoin de la rue de Grenelle pour faire percevoir l’ironie du Ruy Blas de Victor Hugo, quand il lance à des ministres qui font du royaume un gâteau à se partager : "Bon appétit, messieurs." Il se peut même que l’élève soit capable de comprendre de son propre chef, sans qu’on n’ait besoin de l’endoctriner avec un ABC de l’égalité homme-femme, qu’il faudrait dire désormais aux ministres : "Bon appétit, mesdames et messieurs."