Un appel désabusé à renoncer avant d’avoir essayé ou un encouragement, cachant ses doutes, à tenter sa chance ? Le narrateur du nouveau roman de Patrice Jean, La Vie des spectres (Le Cherche-Midi), ne sait pas trop quel discours tenir. Devant de jeunes étudiants en lettres tout excités de rencontrer un écrivain, il hésite : "J’avais envie de leur dire : “Non ! Non ! Devenez dentiste, champion de boxe, marin, PDG, chirurgien, mais n’ambitionnez pas de vivre de vos écrits ! L’écrit, ça ne représente plus rien. Pensez à toutes ces boîtes à livres qu’on trouve un peu partout dans les villes et les villages : croyez bien que si les livres avaient de la valeur, personne ne les abandonnerait où que ce soit ! Existe-t-il des boîtes à smartphones ? Des boîtes à bijoux ? Ou même des boîtes à tubes de dentifrice ?”"
Cette increvable passion
La Vie des spectres, on le voit, pourrait être la fin de l’ultime résistance d’un écrivain vaincu par l’amertume, mâle d’un autre temps, d’un autre monde, d’une autre culture, qui rendrait les armes devant l’avènement du support numérique, de la gloire par le nombre de clics et de la doxa tyranniquement bienveillante pour les minorités. Un dernier élan, pourtant, mêlant nostalgie et désir inavouable pour sa jeune interlocutrice, retient le clap de fin au bord des lèvres. À ce narrateur amoureux de Montaigne, de Ronsard et de Balzac, un fragile regain de vie suggère de ne pas couper les ailes d’étudiants qui y croient encore. En lui, une voix résiste au démon de l’à quoi bon ; elle lui interdit la froide amertume du désenchantement définitif et l’invite à ne pas désespérer de la beauté mise au rebut :
"D’un autre côté, j’étais attendri par l’admiration extravagante qu’ils me portaient — rien de narcissique là-dedans, non, c’était un genre de tendresse pour cette increvable passion envers la littérature, en dépit du mépris dont on l’entoure (mépris caché, tout le monde prétendant, par distinction, l’aimer, la pratiquer et ne pouvoir s’en passer ; mépris réel puisque l’écrivain, comme le paysan, et contrairement à toute la chaîne alimentaire, vivote de son travail qu’on paie des clopinettes, quand on le paie)."
Boîte à trésors
Toute l’ambivalence des boîtes à livres est contenue dans ce passage inspiré. Preuve que le livre ne vaut plus rien ? Certaines, il est vrai, ne se distinguent guère de poubelle à papiers et on se demande si les "généreux donateurs" ne se sont pas seulement épargné un trajet jusqu’à la déchetterie. La présence de cassettes vidéo inutilisables, aux titres très modérément alléchants ("Dix-sept exercices faciles pour muscler vos mollets"), confirme l’impression d’une allégorie involontaire de l’obsolescence, plus encore quand la boîte est une vieille cabine téléphonique (la version rouge est un peu moins déprimante en Angleterre).
Comme tout ce qui est vivant, la boîte à livres ne tirerait-elle son sens que de sa capacité à voisiner avec la mort ? Correctement entretenue, elle tient plus du cimetière que de la benne à ordures, de l’hommage rendu aux disparus qu’à la culture du déchet.
Pourtant, qu’on soit seul ou en famille, la découverte inattendue d’une boîte à livres donne souvent à une promenade un relief supplémentaire. Cela suffit parfois à transformer un lieu jugé sans intérêt en ouvroir de trésors potentiels. La cabine téléphonique devient comme par magie une grotte à explorer. S’il n’y a pas de boîtes à smartphones, ce n’est pas forcément parce que les téléphones ont plus de valeur que les livres. Ce peut être au contraire la preuve que les livres vivent plus longtemps que les téléphones : la littérature ignore l’obsolescence programmée. Il n’y trouve pas non plus la date limite d’utilisation des tubes de dentifrice. L’ancienneté serait même plutôt un critère de qualité, tant sont nombreux les ouvrages qui ne survivent pas à l’actualité qu’ils prétendent décrire. Dans une boîte à livres, le temps est comme inversé et le livre en meilleur état est rarement le plus intéressant. Entre la biographie journalistique d’un éphémère premier ministre des années 2010 et un roman oublié de Jean Dutourd, de Michel de Saint Pierre ou de Daniel-Rops, on gagne presque à coup sûr quand on parie sur le papier le plus défraîchi.
Hommage aux disparus
Il n’est pas anodin que les boîtes à livres aient à voir avec les éloges funèbres. Les Little Free Library (Petites Bibliothèques gratuites) sont nées aux États-Unis en 2009, lorsque un certain Todd Bol voulut rendre hommage à sa mère défunte, institutrice passionnée de lecture : il construisit une boîte en forme de salle de classe, l’accrocha sur un poteau dans son jardin et y plaça des livres à emporter et à échanger. Comme tout ce qui est vivant, la boîte à livres ne tirerait-elle son sens que de sa capacité à voisiner avec la mort ? Correctement entretenue, elle tient plus du cimetière que de la benne à ordures, de l’hommage rendu aux disparus qu’à la culture du déchet. Après tout, le second mot grec qui compose bibliothèque (thèkè) désigne aussi bien un cercueil qu’un coffre à trésors.
Qui sait si le jour où il y aura des boîtes à smartphones et des boîtes à tubes de dentifrice ne signera pas avant tout la victoire de la religion de la technologie et de l’hygiène ? Puissent des romans comme ceux de Patrice Jean nous préserver encore quelque temps d’un monde où tous les livres finiront directement à la poubelle.