En 2002, le Timor oriental, où se rendra le pape François du 9 au 11 septembre prochain, était officiellement reconnu comme un État indépendant après de douloureuses années d’occupation indonésienne. L’Église catholique a joué un rôle essentiel dans l’affirmation de l’identité de ce jeune pays, explique l’historien et géographe Frédéric Durand dans un long entretien. Auteur de nombreux travaux sur l’île de Timor, notamment Catholicisme et protestantisme dans l’île de Timor, 1556-2003 – construction d’une identité chrétienne et engagement politique contemporain (Arkuiris, 2004), il revient sur la place du christianisme dans l’histoire mouvementée de la petite île de Timor.
Aujourd’hui, le Timor oriental est le pays le plus catholique du monde proportionnellement – exception faite bien entendu du Vatican – avec plus de 97% de la population qui se dit catholique. Comment le catholicisme est-il arrivé au Timor oriental ?
Le catholicisme arrive lors des premiers contacts des Timorais avec les explorateurs portugais au milieu du XVIe siècle. Même si ces contacts remontent à 1520, on retient néanmoins plutôt généralement l’année 1556, qui atteste d’une communauté de quelques milliers de catholiques à Timor et dans les îles environnantes. Les Portugais venaient systématiquement avec des prêtres, car les dimensions d’évangélisation et de découvertes de nouvelles terres étaient à l’époque inséparables.
Mais avant même l’arrivée des Portugais, les Timorais avaient déjà un très grand sens du sacré construit sur une conception duale d’intérieur et d’extérieur, là où la pensée occidentale est divisée en trois – par exemple dans la Trinité. C’est ce qui explique pourquoi le catholicisme a pu s’imposer à Timor comme la force spirituelle de l’extérieur, sans entrer forcément en contradiction avec la force spirituelle de l’intérieur, en l’occurrence un fond animiste local. Il ne faut cependant pas forcément parler de syncrétisme dans ce cas, mais plutôt de bonne cohabitation. C’est d’autant plus vrai qu’il n’y a pas eu d’évangélisation forcée de la part des catholiques.
En 1975, seulement 30% de la population de Timor-Est était catholique. L’évangélisation de Timor par les Portugais a-t-elle donc été assez limitée ?
La période portugaise (1556-1975) se divise en deux grands moments. Le premier est l’arrivée des premiers religieux à Timor, en l’occurrence des dominicains. Ces derniers se sont très vite impliqués dans les affaires économiques et commerciales, et notamment l’exploitation du bois de santal, qui était la grande richesse initiale de l’île. On a d’ailleurs assez peu d’archives de cette époque, signe de cette tendance à privilégier les activités séculières à l’évangélisation de la population. Il faut dire aussi que le nombre de prêtres envoyé sur l’île par les Portugais était assez faible.
La conversion de la grande majorité de la population est-timoraise résulte principalement de l’entrée en jeu de l’Indonésie.
Ce clergé s’est ensuite trouvé confronté à une situation complexe avec trois forces en présence : les protestants hollandais, qui se sont implantés dans la partie occidentale de l’île au début du XVIIe avec la Compagnie des Indes orientales. C’est cette partie de l’île qui est indonésienne aujourd’hui. Les dominicains ont aussi dû composer avec un autre groupe, celui des Topasses : ces métis timorais catholiques parlaient le portugais tout en cherchant à garder à distance l’influence de la puissance coloniale. Enfin, il y avait une multitude de royaumes locaux. L'évangélisation de Timor était par ailleurs très complexe. C’est une île grande comme la Belgique, caractérisée par une topographie difficile avec des sommets qui montent à près de 3.000 mètres, rendant dans le passé la circulation souvent pénible et lente.
La lenteur de l’évangélisation signifie-t-elle pour autant que le catholicisme ne trouve pas sa place au Timor oriental ?
Non, car pour les Timorais, le Portugal a longtemps été un grand frère. Il y avait la politique intérieure, les traditions animistes, et il y avait cette relation avec la puissance extérieure, intrication du Portugal comme puissance politique et du catholicisme comme puissance spirituelle. Pour la population locale, cette alliance avec les Portugais supposait d’avoir une identité catholique. Mais comme il s’agissait d’une puissance extérieure, cela n’était pas jugé incompatible avec le maintien des traditions spirituelles locales, d’autant qu’encore une fois, le prosélytisme des prêtres était généralement faible.
À partir du XVIIe siècle, le Timor occidental est occupé par les Hollandais, qui sont majoritairement protestants. Cette séparation préfigure celle de l’île que nous connaissons aujourd’hui. Mais y a-t-il déjà en germe les tensions qui apparaîtront avec l’Indonésie ?
La séparation de Timor n’est pas une question religieuse. Quand on regarde la région du Timor occidental, elle est elle aussi divisée d’un point de vue confessionnel en deux régions. La partie la plus occidentale du Timor ouest est majoritairement protestante, mais la partie orientale, frontalière avec le Timor oriental, est majoritairement catholique. Cela enlève toute perception d’une île coupée en deux blocs religieux distincts. La situation actuelle est héritée des négociations entre les Portugais et les Hollandais pour délimiter la frontière qui sépare leurs territoires sur Timor. Ce processus, qui s’amorce au XIXe siècle, n’aboutit qu’en 1914.
Les Portugais ont alors demandé et obtenu des Hollandais que les territoires contestés dans lesquels il y avait une présence portugaise ancienne puissent rester catholiques. Cela ne s’est cependant pas fait sans une certaine ambiguïté parce que c’est la Société du Verbe Divin, un ordre catholique d’origine hollandaise qui s’est alors imposé dans ces territoires. Cette congrégation a eu tendance pendant l’occupation indonésienne à soutenir la politique d’intégration à l’Indonésie. Enfin, comme l’Indonésie est le plus grand pays musulman du monde, les chrétiens du Timor, qu’ils soient protestants comme catholiques, se retrouvent tous les deux au niveau national dans une position minoritaire par rapport aux musulmans, même s’ils peuvent être majoritaire dans plusieurs régions de la partie orientale de l’archipel qui est moins peuplée, comme les petites îles de la Sonde ou la Papouasie occidentale, cette dernière faisant l’objet de contestations indépendantistes.
La conversion des Timorais de l’Est au catholicisme se joue principalement au XXe siècle. Qu’est-ce qui a accéléré si soudainement l’évangélisation du pays ?
La conversion de la grande majorité de la population est-timoraise résulte principalement de l’entrée en jeu de l’Indonésie. Alors que l’Église portugaise au Timor tolérait l’animisme, il a été interdit par Jakarta, qui ne reconnaissait que les religions considérées comme monothéistes – christianisme, bouddhisme, hindouisme – aux côtés de la majorité musulmane.
En 1975, le principal parti indépendantiste est-timorais se revendiquait du communisme. La grande peur était surtout le risque d’une dérive de ce pays vers le marxisme.
Au début des années 1980, le gouvernement indonésien a imposé aux Timorais de déclarer leur appartenance à une de ces religions. Ils ont alors majoritairement choisi le catholicisme, un choix qui s’explique d’abord par le fait que les prêtres catholiques avaient toujours soutenu le peuple timorais. Et il y a eu un effet positif de Vatican II : alors que l’Indonésie tentait d’imposer sa langue nationale, le bahasa indonesia, l’Église catholique a choisi le tétoum, la principale langue véhiculaire de l’île, comme langue de la liturgie. Cependant, si les pressions indonésiennes ont indéniablement accéléré le processus de conversion des Timorais de l’est au catholicisme, cette conversion se serait sans doute faite assez progressivement de toute façon, comme on voit que cela s’est produit dans d’autres pays du Sud, et notamment d’autres colonies portugaises.
L’Église catholique a-t-elle participé à l’éveil du sentiment national est-timorais ?
Peut-être pas directement à l’éveil, car elle était initialement liée au pouvoir colonial, mais elle l’a clairement soutenu ensuite. L’éducation des élites est-timoraises passait nécessairement par les écoles administrées par l’Église, depuis qu’un concordat conclu entre le Vatican et le Portugal lui accordait la gestion de l’enseignement. Le premier président du Timor oriental, Francisco Xavier do Amaral, était d’ailleurs allé au séminaire à Macao.
Il faut noter que l’éveil nationaliste est très tardif au Timor oriental, contrairement aux autres colonies portugaises telles que le Mozambique ou l’Angola. Ce courant apparaît au moment de la Révolution des œillets en 1974. À ce moment-là, l’Église catholique est assez conservatrice, et donc plutôt du côté des Portugais. Mais dès la proclamation unilatérale de l’indépendance en 1975 et surtout à partir de l’invasion indonésienne en décembre de la même année, elle a soutenu sans ambiguïté le peuple timorais. Cela a été le cas, notamment, de Mgr Martinho da Costa Lopes, l’administrateur apostolique de l’île. Voyant les massacres et la souffrance du peuple timorais, il a vraiment soutenu la cause. D’ailleurs, le gouvernement indonésien de l’époque a fait pression pendant des années sur le Vatican pour qu’il soit renvoyé de Timor. Mais même de retour au Portugal en 1983, il a continué à défendre la cause timoraise jusqu’à sa mort en 1991.
Pourquoi les relations entre l’Indonésie, jeune et vaste pays musulman, et le Saint-Siège étaient bonnes au moment où éclate la crise timoraise en 1975 ?
L’Indonésie était un grand pays musulman avec une minorité catholique qui aurait risqué de subir des représailles si le Vatican avait protesté ouvertement. Le Saint-Siège a privilégié le maintien de bonnes relations.
Du côté de l’Indonésie, ses relations étaient nécessaires, car le pays a certes une nette majorité musulmane, notamment à Sumatra, Java et Bornéo, mais une grande partie de son territoire est composé majoritairement de chrétiens – par exemple dans certaines îles des Moluques, en Papouasie occidentales ou à Flores. Par ailleurs, en 1975, le principal parti indépendantiste est-timorais se revendiquait du communisme. La grande peur était surtout le risque d’une dérive de ce pays vers le marxisme, sachant que le président indonésien de l’époque, le général Suharto, était arrivé au pouvoir dix ans plus tôt en s’appuyant sur la répression violente d’un coup d’État attribué aux communistes.
L’annexion du Timor oriental n’est pas acceptée par une partie de la population et entraîne un très meurtrier conflit entre l’envahisseur et les Timorais. Le Vatican a-t-il assez réagi à ce drame touchant majoritairement des catholiques ?
En 1975, le Vatican s’est retrouvé devant le fait accompli, impuissant devant l’Indonésie, grande puissance locale que personne ne voulait contrarier. Il faut aussi savoir que l’Indonésie a fait beaucoup de propagande sur le risque du basculement du Timor oriental vers le communisme. Cela a alimenté la peur d’un nouveau “Cuba” entre l’Indonésie et l’Australie, qui aurait été lié à un rapprochement du Timor oriental avec la Chine.
L’Australie, qui défendait ses intérêts dans la mer du Timor, a été le seul pays à reconnaître de facto l’annexion indonésienne. Jakarta bénéficiait aussi du soutien de poids des Américains, qui étaient très favorables au général Suharto, et de la neutralité de l’Europe, à l’exception notable du Portugal. Mais le Portugal se trouvait à l’époque sur le strapontin de l’Europe et n’avait pas la puissance politique suffisante pour défendre efficacement la cause est-timoraise. Lisbonne se contenta de dénoncer régulièrement la situation, mais c’était surtout symbolique. Et enfin beaucoup, dont le Vatican, pensaient que l’annexion finirait par fonctionner avec le temps. Il y avait un précédent historique avec l’annexion de Goa – comptoir portugais – par l’Inde en 1961 qui avait fini par être reconnue par le Portugal en 1974.
Le Vatican se sentait-il obligé de protéger les catholiques indonésiens ?
Oui, d’autant plus qu’outre les catholiques de l’est de l’archipel, une proportion importante des catholiques indonésiens sont des sino-indonésiens. Ils étaient nettement plus exposés : cette minorité avait fait l’objet de pogroms en 1965-1966 au moment du coup d’État qui a amené le général Suharto au pouvoir.
À Timor, l’histoire retient l’action d’un homme d’Église, Mgr Carlos Filipe Ximenes Belo*. Quel rôle a joué cet évêque, récompensé par le prix Nobel de la Paix en 1996 ?
À sa nomination comme administrateur apostolique, Mgr Belo a été très mal accueilli par les Timorais parce qu’il avait été nommé après l’éviction de Mgr Martinho Da Costa Lopes qui défendait la population. Mgr Belo avait étudié en Indonésie et était perçu comme celui qui allait être la main de l’Indonésie dans les affaires religieuses du Timor. Beaucoup de prêtres ont d’ailleurs boycotté son installation.
Le voyage de Jean Paul II a été très important pour les Timorais, car pour la première fois depuis 1975, ils ont pu manifester internationalement leur volonté d’indépendance. Avant cela, le pays était complètement bouclé, et virtuellement interdit d’accès.
Mais très rapidement, et un peu contre toute attente, Mgr Belo a pris des positions courageuses pour défendre le peuple est-timorais, y compris en s’opposant à l’évangélisation forcée des animistes menée par les Indonésiens. Les prêtres se sont peu à peu rapprochés de leur évêque, qui a commencé à alerter systématiquement le Vatican de la situation, puis est intervenu sur la scène internationale. Cela a été évidemment très apprécié par la population. Pendant cette période, les églises catholiques étaient aussi les seuls lieux urbains où les Timorais, très surveillés par l’armée indonésienne, pouvaient se réunir sans trop de risques. Et dans ces lieux, on parlait le tétoum, ce qui a contribué à renforcer le sentiment national est-timorais.
Mgr Belo a-t-il défié les appels à la prudence venant de Rome ?
Oui, il écrit même au Secrétaire général de l’ONU en 1989 pour lui demander l’organisation d’un référendum d’autodétermination. L’Organisation des Nations unies n’a pas été très claire elle non plus : en 1975, lors de l’invasion, le conseil de sécurité a demandé le retrait des troupes indonésiennes et l’organisation d’un référendum d’autodétermination, mais il a ensuite été beaucoup plus sur la réserve.
Progressivement dans les années suivantes, la proportion de pays demandant le retrait des troupes est devenue de plus en plus faible. À partir de 1982, le dossier a même été retiré de l’agenda de l’Assemblée des Nations unies et confié au Secrétaire général, parce qu’il y avait un risque que l’Indonésie parvienne à obtenir un vote contraire au droit des Timorais de l’est.
Après le retrait des Indonésiens et l’indépendance effective du pays, quel rôle joue l’Église désormais ?
Au tout début, il y a eu une participation à la gouvernance du nouveau pays, mais l’Église s’est rapidement éloignée du pouvoir. Par la suite, il y a eu régulièrement des tensions entre les deux grands partis politiques : le Freitilin (Front révolutionnaire pour l’indépendance du Timor oriental), parti d’obédience marxiste très impliqué dans la libération du pays, et le CNRT (Congrès national de reconstruction timoraise), le parti social-démocrate de Xanana Gusmão, actuel Premier ministre. Ces rivalités ont amené le pays à la grande crise de 2006, qui s’est traduite par une guerre civile. Depuis cette crise, l’Église catholique se porte garante de la paix sociale et fait par exemple signer un pacte de non-agression et de bonne conduite aux acteurs politiques avant chaque élection.
Comment les Timorais regardent-ils l’histoire de leur évangélisation ?
Il y a une ferveur qui n’interroge pas forcément l’histoire. Le catholicisme est pour eux la vraie foi, qui a été apportée par les Portugais, et l’idée de l’inculturation du catholicisme dans le cadre culturel spirituel local a bien fonctionné au Timor. Les Timorais vivent leur catholicisme très naturellement, mais le défi est maintenant la jeune génération. Comment va-t-elle continuer ou non à pratiquer comme l’ont fait ses aînés ? Ce sera un des grands sujets que devra aborder le pape François.
Sa visite intervient 35 ans après celle historique de Jean-Paul II, alors que le pays était encore occupé par l’armée indonésienne. Les Timorais ont-ils un mauvais souvenir de cette visite pendant laquelle le pontife polonais n’a pas ouvertement soutenu le combat pour l’indépendance ?
Il y a en effet eu une semi-déception quand Jean Paul II est arrivé en avion à Dili en 1989. Jean-Paul II avait l’habitude d’embrasser le tarmac de l’aéroport la première fois qu’il arrivait dans un nouveau pays. Or, le pape avait déjà fait escale en Indonésie, et tout le monde espérait qu’il embrasserait le sol. Il a finalement embrassé une croix posée sur le sol. Cela pouvait néanmoins être interprété comme un symbole signifiant qu’il embrassait la douleur des Timorais.
Ce voyage a été très important pour les Timorais, car pour la première fois depuis 1975, ils ont pu manifester internationalement leur volonté d’indépendance. Avant cela, le pays était complètement bouclé, et virtuellement interdit d’accès. C’était la première fois que des journalistes non surveillés pouvaient venir au Timor oriental.
Je pense que les Timorais avaient compris que leur cause était prise dans un enjeu de realpolitik et que le Vatican était bloqué. Le massacre de Santa Cruz en 1991, qui a fait comprendre au monde que la situation n’était pas sous contrôle comme l’affirmait Jakarta, n’a d’ailleurs pas suffi. Le prix Nobel de la Paix accordé à José Ramos-Horta et à Mgr Belo n’a pas suffi non plus. En effet, à chaque fois que l’Indonésie était critiquée, le général Suharto déclarait que c’était une affaire intérieure et affirmait qu’un référendum d’autodétermination avait tranché la question – référendum qui n’avait pas été reconnu par les Nations unies.
Ce qui a permis de débloquer la situation a été la crise économique asiatique de 1998-1999, qui a amené la chute du général Suharto. L’Indonésie s’est retrouvée dans une situation économique dramatique au point de devoir emprunter massivement à l’international, notamment auprès de la Banque Mondiale. Cela a créé le levier attendu pour régler la question est-timoraise, alors que le territoire était encore à l’époque considéré par l’ONU comme une « colonie portugaise à décoloniser », et d’organiser en août 1999 un référendum d’autodétermination dans lequel la population s’est prononcée à plus de 78 % pour l’indépendance.
*Mgr Belo a été écarté par le Vatican en 2002 après avoir été reconnu coupable d’abus commis sur mineurs. Son cas et l’importance qu’il recouvre lors du voyage du pape au Timor oriental seront traités dans une prochaine dépêche, publiée le 27 août.