Lorsqu’il vient au monde à Brindisi, Brindes comme l’on dit alors en français, le 22 juillet 1559, le fils unique tant attendu de Guglielmo et Elisabetta De Rossi est accueilli comme le Messie. À sa famille restée à Venise, ville d’où les De Rossi sont originaires, Guglielmo, ébloui de sa paternité tardive, écrit, parlant du nouveau-né : "Les traits de son visage sont si admirables qu’il est impossible de ne pas voir en notre fils un enfant de bénédiction ; tous se demandent s’il ne s’agit pas d’un ange plutôt que d’un humain !"
Une précoce vocation
Il est vrai que l’enfant, accablé du lourd prénom de Giulio Cesare, résumé des ambitions familiale, est beau, intelligent, pieux, docile, travailleur mais son avenir ne sera pas celui dont rêvaient ses parents. Il est encore tout jeune mais déjà brillant lorsque sa mère, restée veuve, inquiète de trop fréquentes descentes turques sur les côtes des Pouilles, décide de regagner la Sérénissime, à l’abri de ce genre d’incursions et confier Giulio à son oncle, l’abbé De Rossi, érudit qui se chargera de son éducation. Que l’enfant manifeste une précoce vocation franciscaine n’intéresse personne mais il va bien falloir la prendre en considération lors d’une fête des épousailles annuelles du Doge et de la mer. Alors que toute l’aristocratie vénitienne a embarqué sur des navires de parade derrière le Bucentaure, la galère amirale, une tempête soudaine se déchaîne sur la lagune et manque envoyer toute la flotte par le fond. Imperturbable, Giulio se juche sur la proue, s’absorbe en prière puis trace un signe de croix sur les flots qui se calment. Ce sera son premier miracle.
Un trésor pour les capucins
Peu après, l’adolescent postule chez les capucins de Vérone. Aux lamentations de sa mère, demandant qui prendra soin d’elle si son fils unique l’abandonne, Giulio rétorque : "Dieu." Quant au Père gardien véronais, il s’entend répondre, lorsqu’il lui peint les rigueurs de la vie capucine : "Pourvu que ma cellule possède un crucifix, elle sera pour moi plus belle que les salles somptueuses des plus riches palais." Édifié, il accepte l’adolescent, lequel fait profession le 18 février 1575 et prend en religion le prénom de Laurent.
Les miracles se multiplient autour de lui tandis qu’il progresse dans les hautes charges de son Ordre dont il devient définiteur en 1596.
Bientôt, l’ordre séraphique comprend quel trésor il vient de trouver : frère Laurent est un surdoué hypermnésique capable d’acquérir une science hors du commun, apprenant langues anciennes, philosophie et théologie avec une facilité déconcertante, jusqu’à devenir à moins de vingt ans bibliste et apologète si brillant qu’il est autorisé à prêcher avant d’être ordonné prêtre et que le pape Clément VIII l’envoie débattre avec les rabbins de Rome qui le prennent pour l’un d’entre eux tant est profonde et riche sa connaissance du judaïsme.
Les miracles se multiplient autour de lui tandis qu’il progresse dans les hautes charges de son Ordre dont il devient définiteur en 1596. C’est dans le cadre de cette fonction qu’il est envoyé à Prague y installer un couvent, comme à Vienne et Gratz alors que ces régions de l’empire d’Autriche sont travaillées par le protestantisme. La sainteté de Laurent désarme les prudences politiques et lui vaut l’estime de l’empereur Rodolphe. Il ignore que cette mission fera de lui le grand diplomate de la papauté après que sa seule présence sur le champ de bataille ait fait fuir les bataillons turcs qui allaient tailler en pièces les Impériaux.
Rassembleur de princes
Devenu indispensable aux Habsbourg, Frère Laurent est nommé nonce apostolique en Autriche où son sens de la diplomatie rassemble les princes germaniques fidèles à la foi de Rome au sein d’une ligue catholique que rejoint Philippe III d’Espagne pour faire obstacle à la fédération protestante rassemblée autour d’Henri IV. Dès lors, frère Laurent court l’Europe, à pied comme le veut la Règle, de Vienne à Prague et de Munich à Madrid, au gré des ambassades dont le charge le pape. Il est pourtant devenu général de toutes les branches de l’ordre franciscain, lourde mission qu’il prend à cœur, visitant chaque maison, tançant ici un supérieur qui a oublié la pauvreté du fondateur et couvre de splendeurs ruineuses la chapelle conventuelle, là un autre qui l’a dépouillée jusqu’à l’indigence afin de vivre à son aise, réformant par sa seule présence.
Il est vrai que les faveurs divines l’accompagnent, tel ce jour où, dans la nouvelle fondation de Gratz, le Christ apparaît pour donner la communion à Laurent et à tous les frères présents, effarés. Ailleurs, toute la communauté voit distinctement l’Enfant Jésus apparaître dans l’hostie consacrée et caresser de sa menotte la face barbue de Laurent, tandis que le diacre qui l’assiste à l’autel s’en évanouit de stupeur. La liste des prodiges serait longue.
Diplomate jusqu’au bout
Mais l’on a besoin de ses talents de diplomate pour mettre un terme à la guerre de succession de Mantoue, inquiétante pour le Saint-Siège car elle ouvre la porte de l’Italie aux ambitions françaises et savoisiennes. Là encore, sa seule présence dénoue les conflits, comme elle apaise un soir un jeune cheval que nul n’a encore monté qui se laisse seller pour ramener à Venise le vieux religieux perclus de douleurs. Laurent n’en peut plus de tant de responsabilités, sollicitudes et tracas. Quand il passe dans une ville, les médecins rassemblent leurs patients et attendent qu’il les guérissent à leur place, ce qui arrive régulièrement. De guerre lasse, il se résout à écrire des bénédictions largement distribuées dont le seul contact obtient les mêmes miracles.
À l’approche de la soixantaine, la vieillesse à l’époque, il est usé, à bout de forces. Mais quand le pape lui demande de se rendre à Madrid dénoncer les exactions du vice-roi qui tyrannise les Napolitains, il repart, malgré la fatigue, les dangers de la route, les tentatives d’assassinat. S’il mène encore à bien cette ambassade, ce sera la dernière. À peine a-t-il regagné l’Italie que frère Laurent doit s’arrêter chez les clarisses de Villafranca del Vierzo. Il y rend l’âme, le jour de ses 60 ans. Au grand dam des capucins, les filles de sainte Claire garderont jalousement sa dépouille.