C’est en France que l’art du vitrail a connu ses plus belles réalisations au cours du Moyen Âge. Pourtant, bon nombre de ces merveilles sont aujourd’hui préservées dans des collections privées, de l’autre côté de l’Atlantique.
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“Ces vitraux nous appartiennent, à vous et à moi. Ils appartiennent à tout le monde !” Philippe Machicote, président de l’association "Lumière sur le patrimoine", est en colère. Depuis le mois de juillet 2023, ce Parisien se démène pour faire reconnaître plusieurs vols de vitraux qui auraient eu lieu… il y a près d’un siècle. Au début du mois de septembre 2023, il porte plainte contre la société américaine de vente d’objets anciens Sotheby’s, qui a vendu des vitraux datant du XIIIe siècle et présentés comme provenant de Notre-Dame de Paris. Si l’enquête a été classée sans suite, faute de preuve que le vitrail a bien été volé, le retraité ne s’est pas découragé pour autant. “Des histoires comme celle-là, il y en a plein !”.
Passionné par le patrimoine médiéval, il s’est lancé dans une vaste enquête qui l’a conduit à faire une plongée dans l’histoire, du Moyen Âge, en passant par les tourments des deux guerres mondiales, jusqu’à nos jours. En février 2024, le procureur de Rouen accepte d’ouvrir une enquête après une plainte déposée par Philippe Machicote contre trois musées américains pour recel de vol, dont le prestigieux Metropolitan Museum de New York, cette fois pour des vitraux volés dans la cathédrale de Rouen au début des années 1930.
Un mystérieux vol de vitraux
L’histoire est rocambolesque. “En 1911, Jean Lafond, un historien de l’art et spécialiste du vitrail, fait un inventaire des vitraux de la cathédrale de Rouen, descendus dans des caisses à l’occasion pour être mieux préservés”, raconte Philippe Machicote. “Mais au moment de rouvrir les caisses 20 ans plus tard, ce même Jean Lafond n’a retrouvé que des pierres à l’intérieur.” Un stratagème bien pensé pour ne pas éveiller les soupçons. “Les vitraux ont donc bel et bien été volés !” Surprise, ils sont retrouvés 50 ans plus tard, mais bien loin de leur Normandie d’origine. En 1984, ce sont trois musées, dont le Metropolitan Museum of Art (Met) de New York qui les achètent pour en faire chacun la pièce maîtresse de leur collection d’art médiéval européen. Et pour cause, les vitraux en question sont de véritables merveilles : en verre coloré, peu restaurés, ils représentent six scènes de la légende des “Sept Dormants d'Éphèse”, composants d’une verrière exposée à l’origine dans la nef de la cathédrale de Rouen. “Ces vitraux ne pouvaient pas être vendus, ils appartiennent à l’État”, plaide Philippe Machicote, qui rappelle que les cathédrales font partie au domaine public depuis la nationalisation des biens du clergé en 1789. À ce titre, ils seraient inaliénables et imprescriptibles. “Dans le catalogue du Met, l’histoire de Jean Lafond est racontée telle quelle, c’est donc bien qu’ils savent que ces vitraux ont été volés”.
Le président de Lumière sur le patrimoine attend désormais des musées américains qu’ils restituent ces biens d’une valeur inestimable. Un tel résultat est pour le moins incertain, car il faudrait pour cela qu’un tribunal américain se prononce en faveur de la restitution des vitraux. “Ce n’est pas impossible mais je ne vois pas comment le parquet français pourrait obtenir la restitution de ces vitraux, le juge américain n’étant pas tenu d’obéir à la loi française”, indique Corinne Hershkovitch, avocate spécialiste des restitutions artistiques. “Il faudrait plutôt voir s’il peut y avoir un accord entre États pour que ces vitraux soient restitués.”
La frénésie du marché de l’art
Il reste que de tels transferts de biens culturels de la France vers les États-Unis est un phénomène dont on ne connaît pas l’ampleur exacte. Ces transactions remontent pour la plupart au début du XXe siècle, voire au XIXe siècle. Jusque-là méprisé, l’art médiéval fait à cette époque l’objet d’un intérêt nouveau. Ces trésors affluent alors sur le marché de l’art, pour le plus grand plaisir de riches Américains très friands de la nouvelle mode “troubadour” qui fait un tabac outre-Atlantique. Ils proviennent essentiellement des grandes campagnes de restauration, au cours desquelles les architectes et maîtres verriers agissaient assez “librement”, voire avec peu de scrupules. Une pratique courante consistait à remplacer des vitraux originaux par des copies, jugées plus belles parce que neuves. Les originaux étaient conservés par les maîtres verriers, qui parfois n’hésitaient pas à les vendre. Ce fut notamment le cas lors de la campagne de restauration de Notre-Dame de Paris, en 1862, lorsqu’une partie des vitraux, démontés avec l’accord de Viollet-Leduc, a été conservée par le maître verrier chargé de la restauration, puis revendue.
Sans compter les vols et détournements des vitraux déposés dans des caisses au moment des deux guerres mondiales. C’est ainsi que certains fragments, passant de mains en mains, se retrouvent parfois cent ans plus tard dans des musées américains, comme ce fut le cas pour la vente contestée des deux médaillons d’ange achetés par le Met à la société Sotheby’s, en 2015. Beaucoup de biens ont ainsi circulé sur le marché de l’art. Et même si la plupart n’ont pas fait l’objet d’un vol, ils ne pouvaient pas être cédés en vertu des règles de la domanialité publique, qui garantit l’impossibilité de leur vente.
Interdiction de vendre, mais aussi de transférer à l’étranger. Une loi de 1941, toujours en vigueur, dispose que l’État doit obligatoirement délivrer un permis d’exportation pour les biens vendus sur le marché de l’art et destinés à l’étranger. De quoi identifier facilement les biens qui relèvent du domaine public. Comment l’État a donc pu autoriser le départ de certains vitraux, présentés par les musées américains qui les abritent comme des originaux du XIIIe siècle ? C’est la question que se pose Bertrand Rozière, médiéviste et président de l’association La Boise de Saint-Nicaise. Depuis quelques mois, il enquête sur les vitraux de l’abbatiale de Saint-Ouen à Rouen, classée Monument historique. “En visitant le Met à New York, je suis tombé sur des vitraux présentés comme des originaux de l’abbatiale de Saint-Ouen", raconte-t-il. "J’étais stupéfait. L’abbatiale est l’un des plus beaux édifices de l’art gothique, car toutes les fenêtres comportent des vitraux. Même s’il y a eu des restaurations successives, on avait globalement l’impression que tous les vitraux étaient là, c’est ce que je pensais naïvement jusque là, sans connaître l’histoire.”
Un retour en France ?
Cette découverte le pousse à enquêter sur le voyage de ces vitraux, de Rouen jusqu’à New York. Acquis par le Met en 1984 lors d’une vente aux enchères à Paris, les vitraux ont pu passer la frontière sans problème. “On n’était plus au moment de la Seconde guerre mondiale où l’État n’avait pas les moyens de s’opposer à la fuite du patrimoine à l’étranger", note Bertrand Rozière. "En 1984, c’est une situation très différente ! Non seulement l’État aurait pu s’abstenir de délivrer le permis d’exportation, mais il aurait pu demander la restitution”. Négligence de l’État ou acteurs de la vente sans scrupules et prêts à tout pour dénicher des merveilles ?” L’historien soupçonne l’acheteur et la société de vente de ne pas avoir joué franc-jeu en dissimulant aux autorités la véritable valeur des vitraux. “Le marché de l’art représente des milliards, c’est véritablement une course à l’échalote, c’est à qui aura les plus beaux et les plus anciens vitraux”, commente-t-il. Contactée par Aleteia, la société de vente Brimo de Laroussilhe, qui a vendu au Met les vitraux de Saint-Ouen, affirme ne pas avoir les informations sur ce dossier vieux de 40 ans. On ne sait toujours pas, pour l’heure, d’où vient la faille, le Met n’ayant pas non plus répondu aux sollicitations d’Aleteia.
Sortis plus ou moins saufs des méandres de l’histoire, beaucoup de vitraux anciens sont donc possédés par des musées américains. Vitraux de l’abbatiale de Saint-Ouen, vitraux du XIVe siècle du château de Bouvreuil, à Rouen, où fut incarcérée Jeanne d’Arc durant son procès, vitraux du XIIIe siècle de l’abbaye royale de Saint-Denis… Ramassés et revendus par des artisans, volés dans le secret d’une tour de cathédrale ou encore rescapés de deux guerres mondiales, tous ces joyaux qui s’étaient perdus dans les affres du XXe siècle refont aujourd'hui surface… à l’autre bout du monde. Faut-il les faire revenir ? Bertrand Rozière, n’est pas de cet avis. “La restitution ne me paraît pas être la bonne solution, notamment parce qu’il n’y a pas d’endroit pour les replacer, estime-t-il. Par exemple, le vitrail des Sept Dormants d’Ephèse de la cathédrale de Rouen correspond à une fenêtre qui a été remplie par un nouveau vitrail, et qui est comprise dans le classement de l’édifice. On ne va pas démonter un vitrail commandé spécialement pour boucher une fenêtre au prétexte que l’on a retrouvé le vitrail authentique..."
Autre argument de poids : le Met de New York, qui possède la deuxième plus grande collection de vitraux au monde, a toutes les compétences pour assurer leur conservation. “Nous aimerions en savoir plus sur les étapes du voyage de ces vitraux", considère-t-il. "Je comprends que l’on puisse admirer ces œuvres d’art ailleurs que sur le lieu d’origine, mais je crois que c’est important que l’on sache dans quelles circonstances cela a pu se produire. Il faudrait au moins indiquer sur le cartel des œuvres qu’elles ont été acquises dans des conditions discutables”.
Pour Maître Corinne Hershkovitch, des solutions plus globales doivent être trouvées pour régler ces différends qui tendent à se multiplier. “Il y a une prise de conscience progressive de l’importance de la conservation du patrimoine par les États", remarque-t-elle. "Il faut trouver un accord international pour lequel il faudrait interroger des communautés scientifiques, historiens de l’art, anthropologues, sociologues, pour se mettre d’accord sur la meilleure localisation possible des biens.” Pour l’avocate, il s’agit surtout d’un équilibre à trouver, entre conservation et diffusion. “Je comprends ces requêtes, mais peut-être est-ce bien aussi que ces vitraux soient montrés dans des musées américains. Je ne crois pas que la position de toujours tout revendiquer soit une bonne chose, c’est aussi important de faire rayonner la culture des différentes civilisations. On peut se poser la question de savoir si ce n’est pas aussi important que ces vitraux soient montrés à des personnes qui ne viendront jamais à Rouen.”
Alors que bon nombre de ces vitraux auraient sans doute été définitivement perdus sans l’intervention de ces musées, Philippe Machicote considère que leur place n’est pas ailleurs qu’en France. Le passionné espère bien voir de nouveau un jour les vitraux de Rouen, de Saint-Denis ou encore de Notre-Dame de Paris repasser de l’autre côté de l’Atlantique. “Quand vous volez une tombe entière sur le sol égyptien, on les rend à l'Égypte et c’est normal. Je ne vois pas au nom de quoi on ne pourrait pas restituer des biens qui nous ont été volés.” La colère ne retombe pas, et la détermination non plus. “Aujourd’hui, nous n’avons plus en France aucun vitrail d’origine de Notre-Dame de Paris", déplore-t-il. "Je ne vais pas m’arrêter là, je pense déjà à d’autres affaires.” Les vitraux disparus n’ont pas encore révélé tous leurs secrets.