Un cri retentit sur la place Saint-Pierre : « Le pape a disparu ! Le pape a disparu ! » En voyant Alfredo accourir vers elle, Marie-Noëlle s’est spontanément pincé les lèvres en se disant : "Zut ! J’ai oublié de lui rapporter de la maison le roman de Gérard Bessière, Le pape a disparu ; j’avais promis de le lui prêter !" Mais à la vue des voitures des carabinieri barrant l’accès à la Via della Conciliazione, elle s’est aussitôt ravisée : "Oh ! Il se passe quelque chose d’anormal, ici !" Alfredo s’est déjà posté devant elle et l’entoure de ses grands bras :
— Marie-Noëlle, c’est incroyable ! Le pape est introuvable ! Son entourage ne l’a plus vu depuis hier soir ! Ce matin, son agent de sécurité, Danilo Vogel, ne l’a pas retrouvé à leur point de rencontre habituel ! Et il a immédiatement donné l’alerte !
Alfredo s’exprime en haletant, le souffle entrecoupé par des spasmes nerveux. Ses deux grands yeux ronds se sont comme évaporés derrière les verres embués de ses lunettes en écaille. Marie-Noëlle n’en croit pas ses oreilles :
— Mais enfin, t’es sûr de ce que tu avances ? Ça me paraît invraisemblable ! C’est peut-être un canular. L’information a-t‑elle été officialisée par le Vatican ?
Alfredo fait un pas en arrière, l’air décontenancé par l’incrédulité de son amie.
— Tu crois que les flics seraient en train de boucler la place Saint-Pierre, le quartier du Borgo et la Via della Conciliazione sans de sérieux motifs ? Quand je suis arrivé ce matin à huit heures et quart, je suis tombé nez à nez avec le père Vitali. Il était en train de garer son vélo électrique. Et le pauvre homme avait l’air tellement chamboulé qu’il n’arrivait pas à tourner la clé de son antivol. Je lui ai donné un coup de main et c’est alors qu’il m’a révélé la cause de sa détresse. Danilo l’avait appelé, il y avait une petite heure, pour l’informer de la disparition soudaine du pape… Il n’en savait ni plus ni moins que ce que je viens de te dire !
L’information n’est encore sortie nulle part
Marie-Noëlle Pendola est la correspondante permanente à Rome de l’hebdomadaire français Témoignage catholique depuis cinq ans. Son mariage avec un journaliste italien travaillant à la rédaction française du journal officiel du Vatican, L’Osservatore romano, a joué en sa faveur : sa direction a accepté de créer ce poste, entièrement cousu main, pour elle. Elle vit donc à Rome, non sans déplaisir, avec son mari et son petit garçon, Benoît, âgé de 7 ans. Son vieux complice Alfredo Azevedo, de nationalité brésilienne, est l’informateur religieux de La Folha de San Salvador, l’un des plus grands tirages quotidiens brésiliens. Avec son savoureux accent portugais, ses moustaches noires en croc et sa façon de se présenter toujours tiré à quatre épingles, il ressemble à Hercule Poirot, l’inénarrable détective belge des romans d’Agatha Christie. Célibataire jovial, tout en rondeurs, Alfredo se taille un franc succès dans les milieux romains. Et ses collègues, jamais en retard pour le taquiner, en ont un peu fait leur mascotte.
Pendant que les deux amis discutaient, des gardes suisses sont venus en renfort des gendarmes italiens pour contenir la foule des curieux qui commence à s’agglutiner derrière les barrières installées en hâte pour sécuriser le quartier du Vatican. L’information n’est encore sortie nulle part. Mais le ballet des voitures de police a attiré l’attention des riverains. La nouvelle se répand alors rapidement par le truchement du bouche-à-oreille. Marie-Noëlle et Alfredo franchissent le cordon de police en présentant leur carte de presse de journalistes accrédités près le Saint-Siège. En rejoignant la salle de presse, encore clairsemée à l’intérieur, ils croisent leur jeune collègue belge du quotidien L’Indépendant de Bruxelles sortant d’une cabine téléphonique spécialement équipée pour la presse internationale. Il s’appelle Vincent de La Hulpe, surnommé « Tintin », et il est le benjamin de leur corporation.
— T’es au courant ? lui lance Marie-Noëlle.
— Oui, la rumeur se répand comme une traînée de poudre dans Rome. Je viens justement de téléphoner à mon rédacteur en chef pour l’informer de ce qui arrive et le prévenir aussi que les radios et les chaînes de télé-info de la planète sont déjà en branle-bas de combat. Vous le savez, ma rédaction est très à cheval sur le respect de la déontologie journalistique. C’est tout à son honneur face à la concurrence sauvage des réseaux sociaux et aux dérives de certains médias prompts à balancer n’importe quoi, sans vérifier leurs sources, du moment que ça leur rapporte de l’audimat et de la pub ! Mais j’espère qu’on va vite nous donner des infos précises et fiables sur la disparition du Saint-Père. Sinon, je crains que nous ne soyons rapidement submergés par un déluge de commentaires plus délirants les uns que les autres, aggravés par le déficit de culture religieuse d’un grand nombre de nos collègues. Ouais, les amis, l’heure est hyper grave ! Et d’abord parce qu’on ne sait pas où est passé le pape. Est-il toujours en vie ? Se trouve-t‑il en danger ? Est-il sain de corps et d’esprit ? Oh là là ! Jamais j’aurais pensé devoir un jour poser ces questions et y apporter des réponses dans un de mes articles…
Le doyen des journalistes
Vincent est interrompu dans son élan par un bruit de micro crachouillant dans les haut-parleurs installés à différents endroits de la salle de presse.
— Ah ! On va nous faire une annonce, on dirait ! Marie-Noëlle et ses deux collègues, familiers des lieux et de ses usages, se dirigent vers la salle de conférences, juste à côté du bureau de presse. On se bouscule déjà au portillon. Les journalistes ont afflué d’un coup. Preuve que l’information de la disparition du pape s’est maintenant répandue urbi et orbi ! La voix chantante de Stella, la secrétaire du père Vitali, s’élève des haut-parleurs, annonçant successivement en italien, en français et en anglais le message suivant : « Mesdames et Messieurs les journalistes sont invités à se rendre immédiatement en salle de conférences pour entendre une communication importante du directeur de la salle de presse. »
En se hâtant comme ils peuvent dans la cohue, Marie-Noëlle et Alfredo se retrouvent côte à côte avec Max Gerberre, le doyen des journalistes accrédités près le Saint-Siège. Malgré ses cheveux blancs, le correspondant de l’AFP (Agence France-Presse) en fin de carrière a gardé bon pied bon œil. Arborant son éternelle pochette de costume blanche, cet homme à l’élégance surannée a connu six papes et il est incollable sur l’histoire contemporaine du Vatican. Aussi les jeunes journalistes viennent-ils souvent l’interroger comme on consulte une encyclopédie vivante. Cette sollicitation flatte ce natif des bords du Cher, jamais avare d’une anecdote, d’une confidence ou d’un conseil.
— Je suis terriblement inquiet, glisse-t‑il à l’oreille de Marie-Noëlle. Notre pape a un style qui séduit beaucoup mais qui dérange beaucoup aussi. Sa proximité, sa simplicité naturelle sont attirantes. Mais elles le mettent en permanence en danger. Je vous dis cela parce que je sais que vous le connaissez bien, mieux que moi en tout cas. Je ne serais pas étonné qu’on nous apprenne dans quelques instants qu’il a été enlevé.
Un silence de plomb
Le vieux journaliste à l’allure aristocratique s’éloigne à pas feutrés, laissant Marie-Noëlle dans un état d’hébétude. Elle n’avait pas encore pensé à cette hypothèse. « Mais qui aurait eu intérêt à kidnapper le pape ? Un groupe terroriste ? La mafia ? Des farfelus ? Un fou ? Un criminel ? » Tandis que sa tête se met en ébullition, Alfredo la pousse légèrement du coude pour qu’elle s’installe vite dans un fauteuil avant qu’il ne soit occupé. Elle s’est à peine assise que le père Vitali monte les marches pour rejoindre la tribune d’où il doit prendre la parole. D’habitude, en sa qualité de directeur de la salle de presse, le jésuite accompagne les responsables de la Curie qui viennent dans cette salle répondre aux questions des journalistes sur tel ou tel dossier dont ils sont en charge. Cette fois, il est seul, le visage marqué par la gravité et le regard voilé par l’inquiétude. D’habitude aussi, il doit tapoter plusieurs fois sur son micro pour faire taire les bavardages. Cette fois, il est accueilli par un silence de plomb. Et ce silence semble l’avoir plombé. Au point de l’empêcher d’ouvrir la bouche.
Intertitres de la rédaction d’Aleteia.
Pratique