Il était là devant la porte de l’église. Il est 8h, j’ouvre ce samedi les lourdes portes qui donnent sur la place encore déserte. Je ne remarque qu’à peine sa silhouette assise face au clocher, sur un banc public. Aussitôt que les battants sont tirés, il s’engouffre. Je le retrouverai, quelques minutes plus tard, prostré, sanglotant, hoquetant. Sa combinaison de motard, son casque intégral, les yeux épuisés, il bredouille avoir roulé toute la nuit. Il ne sait pas vraiment où il est. Depuis des heures, il attendait dans le froid d’une aube qui tarde à venir, que la Maison ouvre.
Il a tellement honte
Il me dit dans une langue que je ne comprends pas qu’il est perdu, qu’il a peur, d’ailleurs il ne cesse de trembler. Il a froid, il pleure encore, bredouille, tantôt crie presque, dit qu’il n’a rien mangé depuis la veille à midi, qu’il ne sait pas ce qu’il va devenir. Il est parti comme un voleur de chez lui, droit devant, vrombissant, sans autre but que partir, fuir… Enfin, il me dit qu’il est prêtre. Qu’il a fait une bêtise, que ça va se savoir, qu’il va être dénoncé, que sa vie est finie, qu’il est un monstre, qu’il veut mourir, ne jamais revenir, qu’il a tellement honte.
Je ne connais que son prénom. Je lui dis qu’il faut qu’il dorme un peu, qu’il prenne une douche, un café, qu’il respire un peu. Que la mort n’est pas une réponse au mal, pas plus que la fuite ne l’est à la faute. Mais que, oui, bien sûr, c’est normal que ça lui traverse l’esprit. Je lui dis que je vais trouver une solution pour qu’il ait un lit vite et que nous verrons ensuite. Je le laisse un brin plus calme. "À dans 20 minutes !" Nous devons nous revoir. Il ne reviendra pas.
La santé des prêtres
Qu’est-il devenu cet homme, reparti sur sa moto puissante ? Est-il rentré affronter ses démons et les faire brûler au feu rude de la Vérité ? A-t-il continué à rechercher une fin qui ne clôt rien ? Un prêtre, lui, s’est donné la mort il y a quelques jours dans le Nord de la France. Un homme de même pas 50 ans, bouleversé par une dénonciation et les poursuites qu’elle devait provoquer. En 2020, un rapport sur la santé des prêtres indiquait un bon état général mais laissait apparaître une vraie inquiétude sur le psychique. Sentiment que le travail n’est pas reconnu par ceux entre les mains desquels ils ont remis leurs vies, usage de l’alcool largement mésestimé, solitude de vie… Le fait que la majorité des réponses viennent des plus jeunes clercs est une inquiétude supplémentaire : qu’en sera-t-il pour eux dans vingt ans si rien n’est fait ? Et pour l’heure qu’est-il fait ?
Je pense à ceux qui se découvrent des fantasmes qui les angoissent et dont ils n’osent faire part : faut-il attendre qu’ils passent à l’acte pour les entendre ?
Je pense à ceux qui se découvrent des fantasmes qui les angoissent et dont ils n’osent faire part : faut-il attendre qu’ils passent à l’acte pour les entendre ? Je pense aussi à ceux qui se sentent glisser vers des tréfonds qui les terrorisent : qui, pour les retenir ou en tout cas les aider à ne pas s’y perdre et à ne pas faire de mal ? Par son dérèglement complet des maîtrises des pulsions, notre société suscite sans même le réaliser, non pas des perversions qui ont sans doute toujours existé, mais des passages à l’acte devenus si faciles.
Pour des prêtres auxquels on a pu laisser croire à une forme de toute puissance du sacerdoce et auxquels on répète parfois, parce qu’ils sont jeunes, qu’ils sont les sauveurs d’une Église si mal accompagnée, insistent les mêmes, par leurs aînés, les ingrédients ne sont-ils pas réunis pour des explosions à répétition ? Est-il imaginable qu’un prêtre qui soit suspecté d’actes illégaux ou criminels trouve un lieu d’humanité qui l'aidera à ne pas se suicider ? Ce n’est pas faire insulte aux victimes que de demander cela : n’est-ce pas aussi pour elles le meilleur moyen de permettre à la justice de faire son œuvre ?
Un cœur pour l’écouter
Des évêques ont cherché à réfléchir à ceci, pour aider des prêtres jugés coupables et ayant "payé à la société leurs dettes" même si la formule paraît parfois un peu dérisoire. Mais avant ? Lorsque le pire n’est pas advenu ? Ou lorsqu’il n’est que suspecté ? Le chantier est immense car il touche bien sûr à la formation des séminaristes, à l’accompagnement psychologique et pas simplement spirituel dont on leur permet de bénéficier. Et bien sûr au suivi des ordonnés… Tâche gigantesque dont on ne sait pas très bien qui s’en occupe vraiment sinon au cas par cas, toujours dans l’urgence.
Je ne sais si mon confrère reparti sur sa moto a trouvé une oreille et un cœur pour l’écouter, l’accompagner, lui donner la force d’affronter la vérité et continuer à vivre. Je ne peux que l’espérer de tout mon cœur. Et croire que mon Église trouve le courage de prendre à bras le corps ce chantier humain qui conditionne tellement l’annonce de l’Évangile. Et que jamais on ne puisse laisser penser, même malgré nous, qu’il est préférable qu’un homme meure pour que survive l’institution.