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Combien de fois me suis-je interrogé sur les causes de la longévité et du succès du Mont Saint-Michel ? Je l’ignore. À chaque venue, à chaque lecture, au fil d’échanges et de correspondances, la même question surgissait dans mon esprit : "Pourquoi ?" Certes, la situation de la baie, "dans l’angle formé par la Bretagne et le Cotentin", la richesse écologique du lieu, les prouesses architecturales, le patrimoine intellectuel et historique, la place dans la culture littéraire, etc. répondent déjà en eux-mêmes à cette lancinante question.
Je restais cependant insatisfait. D’autres espaces, d’autres édifices suscitent un grand engouement et certains attirent encore davantage de pèlerins et de touristes. Mais, en ce qui me concerne, il s’agissait de savoir la raison profonde, la clé d’une telle stabilité dans l’histoire. Un jour, une idée a surgi…
Une invention de moines
Je vous la confie, avec mes mots, en espérant qu’ils puissent dire, au-delà de leur maladresse, quelque chose de ce chef-d’œuvre au pied duquel la France et saint Michel se sont tant aimés. Le Mont Saint-Michel est une invention de moines… "Est-cela votre idée ? Vous défoncez les portes ouvertes !" Je m’explique. Le 16 octobre 709, un premier oratoire est dédicacé. L’année précédente, Aubert, évêque d’Avranches, a vu l’archange saint Michel au cours d’un songe. L’endroit accueille des religieux (d’abord solitaires puis groupés en une communauté) depuis le début du VIII" siècle.
De façon analogique, le "rocher" est un désert — une "thébaïde selon l’expression des Pères du Désert" — dans lequel vivent des hommes ayant quitté le monde et les mondanités pour s’unir à Dieu dans la louange et le travail. Telle est la première et permanente vocation du lieu. C’est un monastère, un lieu de vie offert au Christ, conçu et agencé comme un espace de paix… un lieu "saint", en retrait de nos tumultes, clos à nos tentations. Loin de tout, mais près de Dieu et des hommes, les moines sont d’une certaine façon les premiers de cordée dans cette ascension mystique. Lié à leurs sœurs et à leurs frères en humanité par la prière, ils offrent à Dieu ce qu’ils sont pour amasser des trésors dans le ciel.
Le style de vie des anges
Ora et labora : prière et travail selon la Règle de saint Benoît, cette loi équilibrée à la perfection qui servit de constitution monastique au Mont pendant plus d’un millénaire. Les contemplatifs ont fait du travail une longue prière. La richesse exceptionnelle du scriptorium, la constance des frères copistes, la pérennité de leurs réalisations, tout ici chante la gloire de Dieu. Le "mode" bénédictin, si l’on peut parler ainsi, c’est la stabilité : les fils de saint Benoît promettent de ne jamais quitter leur monastère sans l’accord de l’abbé qui tient la place du Christ dans la communauté. Quoi de plus stable que le Mont, signe matériel d’un Dieu invisible ?
Et puis l’ange… Depuis le début du christianisme, le monachisme promeut une existence proche de ce vers quoi l’évangile appelle chaque être, une vie placée sous le signe de l’amour, une vie spirituelle… De par leurs renoncements, les moines tendent à partager le style de vie des anges. Comment ne pas voir dans cet idéal la clé de l’universalité du Mont ? Au-delà du monastère, ici, les hommes luttent contre les contraintes naturelles, comme les religieux combattent les forces du mal. Tous, d’un élan commun, se sont agenouillés aux pieds de l’archange depuis tant de siècles.
Au Mont, si les pierres parlaient, nous entendrions la prière des hommes répondant en un chœur uni à la voix de saint Michel. Mais notre culture ignore les anges. Dans la tradition judéo-chrétienne, ils sont les messagers du Seigneur, intervenant ici-bas à chaque étape essentielle de l’histoire. À sa manière, saint Michel, prince de la milice céleste, trait d’union entre le ciel et la terre, guide la communauté montoise, et en chacun de ses pèlerins, le monde entier.
Le rêve de la patrie céleste
Bien sûr, moines et habitants du village et de la baie n’ont jamais vécu au "paradis" et le Mont est même devenu un enfer carcéral à la fin du XVIIIe siècle. Certains ont cru alors dénoncé "l’inutilité" de la Merveille et des bénédictins, la distance (infranchissable) entre les travailleurs de la mer et les contemplatifs, l’enrichissement de ses derniers au détriment des précédents… Pourtant l’idéal médiéval, qui a présidé à la création et à l’extension du site, se réclame moins d’une conception pyramidale de la société que d’un ordre social fondée sur la primauté du spirituel, sur la réalité de l’invisible. Avant que d’être fait de pierres, le Mont est un rêve : celui de la patrie céleste.
C’est en cela que le Mont appartient au genre humain, qui telle une image, au-delà de sa matérialité, résonne dans le cœur des pèlerins que nous sommes tous. Dans son roman La Fée des grèves, Paul Féval (1816-1887), mieux que quiconque, a peint merveilleusement ce décor onirique au lever du crépuscule, comme une vision surgie de l’extase : "Le Mont-Saint-Michel sortit le premier de l'ombre, offrant aux reflets de l’aube naissante les ailes d’or de son archange."
Pratique :