Les abus sexuels qui jonchent le parcours de ces dernières années comme les immondices qui s’incrustent le long de nos grand-routes où l’on fonce tellement que nul n’ose s’arrêter pour faire le ménage, ont au moins un mérite marginal. Ils obligent en effet à se demander si une œuvre artistique ou littéraire est à proscrire et verser dans la benne des déchets non recyclables lorsque son auteur est révélé avoir été en même temps un odieux prédateur, l’affaire étant (si possible) encore plus choquante quand elle survient au sein de l’Église.
Un défi pas seulement pour l’Église
La question se pose à propos des mosaïques du jésuite slovène Marko Rupnik, des chants liturgiques du dominicain André Gouzes, des vitraux et tableaux du prêtre-peintre Louis Ribes, autrefois surnommé "le Picasso des églises"… On s’interroge également sur la valeur de l’enseignement des frères Marie-Dominique et Thomas Philippe, et sur l’orthodoxie de la spiritualité promue par Jean Vanier. Leurs errements ne compromettent-ils pas leurs créations institutionnelles (L’Arche, les frères de Saint-Jean) ? Ceci concerne également le père Marcial Maciel et ses Légionnaires du Christ, et d’autres communautés nouvelles du XXe siècle.
Le problème ne se pose cependant pas uniquement au sujet de clercs et assimilés ni dans le cadre ecclésial : des polémiques analogues vont bon train dans le monde profane des arts et de la culture. Faut-il boycotter les films de Roman Polanski et de Woody Allen, accusés de s’intéresser de trop près à des gamines ? La désinvolture d’Ernest Hemingway et de Pablo Picasso vis-à-vis des femmes justifie-t-elle de bannir leurs productions ? Le poète américain Ezra Pound doit-il être censuré pour soutien au fascisme et le romancier Louis-Ferdinand Céline comme collaborationniste ?
Comment admirer des monstres ?
Le défi a récemment été relevé aux États-Unis par une journaliste et essayiste du nom de Claire Dederer. Le titre de son livre (non disponible en français) peut se traduire par Les Dilemmes d’une admiratrice de monstres. Elle ne cache donc ni la révulsion que lui inspirent des personnalités dont la plupart viennent d’être citées, ni son enthousiasme reconnaissant pour leurs œuvres. Elle adjoint même à ces génies méprisables des femmes — à vrai dire peu connues chez nous : Willa Cather, Sylvia Plath, Doris Lessing (tout de même Prix Nobel en 2007) —, puisque le féminisme peut aller jusqu’à revendiquer, au nom de l’égalité, que les mâles (surtout blancs et hétérosexuels) n’ont pas l’exclusivité de l’égoïsme malfaisant.
Une fois que l’art se démarque de l’artisanat en voie d’industrialisation, l’œuvre devient personnelle.
Il y a donc là une difficulté qui n’est pas propre au milieu ecclésial, mais accompagne la "modernité" : une fois que l’art se démarque de l’artisanat en voie d’industrialisation, l’œuvre devient personnelle. Elle est valorisée par la signature de son auteur et fait partie de son histoire singulière au point de n’en être plus séparable. La figure-charnière à cet égard est sans doute William Shakespeare autour de 1600 : on en sait pas mal sur sa vie, mais pas assez pour que cela explique sa créativité, et la curiosité est indéfiniment aiguisée par la frustration.
"Moi profond" produit ou distinct du « moi social » ?
Au XIXe siècle, Charles-Augustin Sainte-Beuve, pionnier de la critique littéraire, soutient en effet qu’un écrivain ne livre que des transpositions de son vécu. Dans cette perspective, un pervers ne peut fabriquer que du dépravé. Un peu plus tard, Hippolyte Taine complète en théorisant que toute production est conditionnée par trois facteurs : "la race, le milieu, le moment" (c’est-à-dire l’héritage génétique, l’environnement immédiat et le poids du passé). L’idiosyncrasie du créateur fait seulement émerger des "vérités" qui échappaient au public et que celui-ci reconnaît en les intégrant dans sa vision du monde et de l’existence. L’art est alors le reflet de l’époque et les œuvres d’artistes réputés infâmes sont à cacher ou détruire.
C’est ce que conteste l’encore jeune Marcel Proust vers 1908 dans Contre Sainte-Beuve, qui ne sera publié qu’en 1954. Pour lui, l’œuvre jaillit du "moi profond" (ou "véritable"), radicalement différent du "moi social". Une conséquence (logique, mais que le futur grand écrivain se garde de tirer) est que le pire des salauds (au sens sartrien, autrement dit quelqu’un que son égocentrisme doit mettre au ban de la société) peut être également, grâce à son génie propre, sinon un bienfaiteur de l’humanité, au moins un de ces "phares" que Baudelaire célèbre parce qu’ils éclairent (de manière parfois crue, il est vrai) notre condition mortelle.
Deux "moi" inséparables et chacun divisé
C’est un peu ce que pensait Oscar Wilde en 1890 : "Un livre n’est pas moral ou immoral. Il est bien ou mal écrit. C’est tout." En ce cas, seule compte la qualité esthétique de l’œuvre, le talent et non les vices (ni les vertus) privées de leurs auteurs. Or il s’avère vite que cette appréciation est d’ordre culturel et donc social : c’est le public qui, collectivement et à la longue, repère là (ou non) de la beauté ou une certaine portée. Ainsi, on peut accorder à Wilde et Proust, contre Sainte-Beuve et Taine, que l’art est bien plus que le miroir d’une biographie ou du contexte, mais il ne s’ensuit pas que le "moi créateur" serait étranger aux crimes du "moi social", et jouirait non seulement de l’impunité mais encore de l’innocence.
Dans le premier chapitre des Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Henri Bergson a montré que le "moi individuel" et le "moi social" sont inséparables. S’il s’agit d’un artiste violeur d’enfants, surtout quand c’est un clerc, la fracture n’est alors pas entre ses deux "moi" ("profond" et "social"), mais écartèle l’un et l’autre. Le dédoublement de personnalité est intime aussi bien que relationnel — et public lorsque les victimes parlent.
Quand les créations échappent à leur créateur
C’est pourquoi un chant de louange à Dieu, un chemin de Croix, une image de la Vierge ou un mouvement d’Église ne devient pas pervers du seul fait qu’il est dû à un clerc violeur. On peut ici se référer à François Mauriac, en se risquant à étendre à tous les types de création ce qu’il disait en 1933 sur Le Romancier et ses personnages : ces œuvres, pour autant qu’elles ont une vie, s’affranchissent de la tutelle de leur auteur, et de la façon dont celui-ci est perçu dans le monde aussi bien que de ses désirs les plus purs que de ses tentations les plus troubles.
Le créateur d’un chef d’œuvre n’est pas forcément un saint, et tout saint demeure un pécheur, même si c’est éclipsé par son héroïsme
En poussant aux extrêmes dans d’autres registres, l’asservissement à Staline n’autorise pas à brûler les livres de Gorki, ni les films d’Eisenstein, ni la musique de Chostakovitch. Et un sacrement administré par un prêtre indigne est valide tant que celui-ci n’est pas suspens a divinis, cette sanction n’ayant d’ailleurs pas d’effet rétroactif. Le créateur d’un chef d’œuvre n’est pas forcément un saint, et tout saint demeure un pécheur, même si c’est éclipsé par son héroïsme, tout comme l’admiration néglige ce qui est humainement reprochable à l’artiste.
Difficile pardon
Restent deux questions, puisque la cassure n’est pas uniquement privée mais affecte aussi la société. La première est celle de la valeur intrinsèque et pérenne des réalisations d’auteurs personnellement infréquentables. L’épreuve du temps sera décisive à cet égard — du moins si le permet la réponse à l’autre question, en fait préalable : la part qui est odieuse, aussi bien en surface qu’en profondeur, requiert-elle que le tout soit "cancellé" sans délai ? Le pire des hommes ne peut pas faire que du mal sans cesse… Cependant, les dégâts du scandale ne sont pas à sous-estimer, surtout si les victimes furent des "petits" (Lc 17, 1-2). Le pardon n’est pas l’oubli ni un devoir, mais une grâce à demander et accueillir. Le discernement aussi.