C’est un anniversaire qui ne justifie certainement pas des célébrations, mais il invite à se rafraîchir la mémoire et fournit aujourd’hui quelques repères : il y a vingt ans, les États-Unis et quelques alliés inconditionnels envahissaient l’Irak. Le régime de Saddam Hussein s’effondrait bientôt et le pays sombra dans un chaos qui commence seulement à se dissiper. On estime à présent que cette guerre fut une erreur et un échec. Mais en tire-t-on les leçons ?
Pour comprendre comment cette affaire s’est enclenchée, il faut remonter à plus de vingt ans avant : à la révolution de 1979 qui a instauré un état islamique chiite en Iran, et à la fin de la Guerre froide, où l’Union soviétique s’enlisait en Afghanistan (comme déjà l’Amérique au Vietnam). Les États-Unis ont alors "pavloviennement" soutenu contre les Russes les rebelles afghans, dont des sunnites fanatiques : les talibans. Et, avec d’autres Occidentaux, les Américains ont aussi appuyé Saddam Hussein dans sa folle guerre, lancée en 1980, contre l’Iran qui leur était ouvertement hostile, retenant plus d’un an (1979-1981) 52 otages dans leur ambassade à Téhéran. L’autocrate irakien, sunnite mais socialiste panarabe, craignait que les chiites, majoritaires et opprimés chez lui, se rebellent, poussés par les ayatollahs. Il savait aussi que l’Iran était isolé et que les purges révolutionnaires avaient amoindri son armée.
Cette guerre fit au moins un million de morts. Au bout de huit ans d’affrontements qui ressemblaient fort à ceux de la Première Guerre mondiale (avec des tranchées d’où sortaient de suicidaires charges massives d’infanterie), les belligérants épuisés signèrent un cessez-le-feu. L’Iran khomeyniste, qui avait résisté, en sortait renforcé. L’agresseur, qui n’avait rien gagné et ruiné son pays, était affaibli. Pour "se refaire" au moins économiquement, il envahit en août 1990 le petit et riche Koweït, qu’il revendiquait depuis longtemps. Ce fut la première Guerre du Golfe (persique) : une large coalition, approuvée par l’ONU et menée par les États-Unis, le força à battre en retraite dès février 1991. Les alliés attendaient que cette humiliation entraîne sa chute. Il n’en fut rien. Son régime répressif dura encore douze ans.
Une deuxième Guere du Golfe
Dans les années 1990, les talibans prirent le pouvoir en Afghanistan et hébergèrent Al-Qaïda, une organisation terroriste sunnite, fondée en 1987 et bientôt dirigée par Oussama Ben Laden, qui, au nom d’un islam radical, partait en guerre "asymétrique", par attentats, contre non seulement les "croisés", païens et athées, mais encore les musulmans "modérés". L’ampleur des attaques du 11 septembre 2001 à New York et à Washington, commanditées par Al-Qaïda, déclencha une réaction violente des États-Unis et de leurs amis.
Une deuxième Guerre du Golfe se déroula sans l’accord de la communauté internationale, avec des soutiens limités (essentiellement les Britanniques, mais pas les Français).
Dès fin 2001, les talibans étaient contraints de retourner à la guérilla, tandis que la coalition internationale envoyait en Afghanistan jusqu’à 150.000 soldats, dont les deux tiers d’Américains.
Mais les États-Unis, soupçonnant des liens entre Al-Qaïda et l’Irak, décidèrent d’envahir aussi ce pays et de le libérer de son tyran. Des arguments supplémentaires furent avancés : Saddam Hussein disposerait d’« armes de destruction massive". Cette accusation reposait sur l’utilisation d’un arsenal chimique dans le conflit avec l’Iran et contre la minorité kurde et d’autres opposants en Irak même.
Ce serait donc une guerre préventive. Mais les Américains ne purent apporter les preuves qui auraient convaincu l’ONU, et une deuxième Guerre du Golfe se déroula sans l’accord de la communauté internationale, avec des soutiens limités (essentiellement les Britanniques, mais pas les Français).
Enlisements et échecs
Il ne fallut que trois semaines aux GIs pour s’emparer de Bagdad et renverser Saddam Hussein. La suite fut moins facile. Les Américains espéraient être accueillis en libérateurs, et que la démocratie s’instaurerait d’elle-même en Irak une fois le dictateur chassé. C’était ignorer les inimitiés tribales et religieuses, l’influence d’Al-Qaïda et les exigences des chiites longtemps dominés. Nombre d’habitants estimèrent que leur pays était occupé par une soldatesque étrangère. Le manque d’autorité reconnue légitime favorisa la constitution de milices, en rébellion et/ou en guerre entre elles, et la formation d’un "État islamique" totalitaire, proche puis rival d’Al-Qaïda, qui prit le contrôle de tout le nord, s’étendit en Syrie et ne fut vaincu (sans toutefois disparaître complètement) qu’en 2019.
L’échec américain ne fut pas simplement qu’après leur victoire, les troupes durent rester, retranchées, impopulaires et embarquées dans des guerres civiles. Car le crédit moral des États-Unis fut entamé par le constat qu’il n’y avait finalement pas en Irak d’"armes de destruction massive" et par la révélation de sévices infligés à leurs prisonniers. Cette faillite fut confirmée par leur retrait d’Afghanistan et le retour des talibans en août 2021.
Montée aux extrêmes : Clausewitz et Girard
Les mises en garde de saint Jean Paul II n’ont pas été écoutées. "Laissant intactes les causes profondes de la violence dans cette partie du monde, la paix obtenue par les armes ne pourrait préparer que de nouvelles violences", a-t-il prévenu à l’approche de la reprise du Koweït début 1991.
Et avant l’invasion de l’Irak en 2003, il a fait déclarer par son porte-parole : "Celui qui décide que tous les moyens mis à disposition par le droit international sont épuisés assume une grande responsabilité devant Dieu, devant sa conscience et devant l’Histoire." Le Pape envoya à Washington le cardinal Pio Laghi, ami de la famille Bush comme ancien nonce là-bas, et il dépêcha à Bagdad le cardinal Roger Etchegaray. En vain.
Le défi qui demeure est le déraillement de rationalité, qui conduit à ce qu’à l’époque des campagnes napoléoniennes, l’officier prussien Carl von Clausewitz (1780-1831), a appelé "la montée aux extrêmes" des oppositions. Dans Achever Clausewitz (Grasset, 2007), René Girard (1923-2015) a montré que sa théorie des rivalités mimétique peut expliquer le durcissement des oppositions jusqu’au besoin viscéral de soumettre totalement l’autre, par un emploi de la force brutale qu’exacerbent les résistances rencontrées et que rien ne peut limiter.
Par-delà tout manichéisme
S’il est permis de parler de dévoiement intellectuel et moral, c’est parce qu’au XXe siècle, les belligérants ont tendu à prétendre servir en priorité le Bien — et non leurs seuls intérêts — et à faire de leurs adversaires des criminels. Mais on a vu quelles compromissions et quels excès ce manichéisme a toléré : pour vaincre le nazisme, il a fallu s’acoquiner avec le stalinisme, et pour terrasser l’impérialisme nippon, on a recouru à la bombe atomique. Dans les guerres depuis au Moyen-Orient et en Asie (Corée, ex-Indochine, Afghanistan), et aussi en Europe (ex-Yougoslavie en 1991-1995, Ukraine aujourd’hui), sans parler des états-nations bancals d’Afrique et d’Amérique latine, "bons" et "méchants" ne sont pas toujours évidents.
La diplomatie vaticane prêche inlassablement de se référer aux normes communes et objectives (à défaut d’être transcendantes) du droit international, et de négocier sur son interprétation et son application. Mais elle souligne également qu’il n’y a "pas de paix sans justice, et pas de justice sans pardon" (message de saint Jean Paul II pour le 1er janvier 2002). Le retour à une rationalité formellement dialogale apparaît ici comme un simple préalable dans le combat contre les pulsions humaines aussi suicidaires qu’assassines qui ne peut être mené qu’avec l’aide du Dieu auquel est absolument étrangère toute idée de vengeance.