Le refus par la France d'inscrire une personne dans un sexe neutre à l'état civil ne méconnait pas la Convention européenne des droits de l'homme : voici ce qui résulte, en substance, d’une décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) rendue le 31 janvier dernier, illustrant bien à quel genre de défis notre époque est confrontée. Pourquoi une telle décision ? Lors d’une naissance, le sexe garçon ou fille est constaté et l’enfant est déclaré comme tel, la mention du sexe à l’état civil ne faisant que relayer ce constat. Il est parfois difficile de déterminer à la naissance le sexe d’un enfant en raison de malformations des organes génitaux : la loi française permet alors de différer le constat du sexe pour procéder aux investigations médicales nécessaires mais, in fine, toute personne est à l’issue de ces investigations inscrite à l’état civil comme homme, ou femme.
L'indisponibilité de l’"état des personnes"
Justement, dans l’affaire soumise à l’appréciation de la CEDH, une personne née avec ce type d’ambiguïté sexuelle, appelée aussi intersexuation, a été inscrite à l’état civil comme homme. Cet homme a réclamé à la justice française la modification de son état civil pour que figure la mention "sexe neutre" et le refus des juges a abouti à l'arrêt bien connu de la Cour de cassation du 4 mai 2017 énonçant que "la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but légitime en ce qu’elle est nécessaire à l’organisation sociale et juridique, dont elle constitue un élément fondateur". L’intéressé a alors formé un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme.
En bref, la Cour européenne n'oblige pas les États, ici la France, à prévoir une mention "sexe neutre" à l'état civil, pour l'instant.
Ce recours est rejeté par la Cour européenne qui estime que la France a correctement mis en balance l’intérêt général et les intérêts du requérant : la vie privée doit en effet être conciliée avec d'autres impératifs, à savoir ici l'indisponibilité de l’état des personnes (le principe légal selon lequel un individu ne peut disposer à sa guise des éléments permettant de l’identifier) et la nécessité de préserver la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ainsi que l’organisation sociale et juridique du système français. Et la Cour de conclure que, "en l'absence de consensus européen en la matière, il convient donc de laisser à l’État défendeur le soin de déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées, telles que le requérant, en matière d’état civil, en tenant dûment compte de la difficile situation dans laquelle elles se trouvent au regard du droit au respect de la vie privée en particulier du fait de l’inadéquation entre le cadre juridique et leur réalité biologique". En bref, la Cour européenne n'oblige pas les États, ici la France, à prévoir une mention "sexe neutre" à l'état civil, pour l'instant.
Une absence de consensus
Un lecteur attentif a en effet peut-être relevé cette référence faite par la cour à l’"absence de consensus européen" : pour comprendre sa portée, rappelons comment fonctionne la Cour européenne des droits de l’homme. Cette juridiction internationale, instituée dans le cadre du conseil de l’Europe, est chargée de faire respecter par les États la Convention européenne des droits de l'homme, qu’ils ont ratifiée. Mais ce que n’ont pas ratifié les États, c’est l’interprétation "dynamique" que la Cour européenne fait de la Convention qu’elle envisage comme "un instrument vivant", qui "doit s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui". Il convient ainsi, selon elle, de "maintenir une approche dynamique et évolutive" et de réévaluer, "à la lumière des conditions d’aujourd’hui", "l’interprétation et l’application de la convention qui s’imposent à l’heure actuelle".
Par le biais de cette interprétation dynamique et évolutive, la Cour s’attribue la compétence d’adapter en permanence la convention à l’évolution des mœurs en s’appuyant sur le constat de l’existence ou de l’absence de consensus européen sur tel ou tel point, estimant que la convention "s’interprète à la lumière des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques". Le consensus, qui n’est pourtant pas l’unanimité, est ainsi censé exprimer une volonté commune des États que la Cour estime à même de remplacer un engagement international explicite en ce sens. Et, décision après décision, les principes édictés par la Cour elle-même prennent le pas sur le texte d’origine.
Une modification future ?
Si le 31 janvier dernier, la Cour européenne a permis à la France de maintenir la dualité des mentions du sexe à l’état civil, c’est en raison de l’absence de consensus européen. Mais, que le consensus émerge dans quelques mois ou années sur un sexe neutre, et elle pourrait alors modifier sa jurisprudence et contraindre la France à reconnaître ce sexe neutre. D’autant plus que, même lorsqu’elle constate l’absence de consensus dans un domaine, la Cour ne se gêne pas pour édicter des obligations de plus en plus précises à l’encontre des États. C’est le cas en matière de gestation par autrui (GPA) : arrêt après arrêt, la CEDH réitère son constat de l’absence de consensus européen sur le sujet et, pourtant, cela ne l’empêche en rien de condamner les États de façon de plus en plus invasive.
La Cour européenne laisse (...) la France fonder les mentions de l’état civil sur la dualité de sexes. Mais jusqu’à quand ?
La CEDH écrit finalement au fur et à mesure le contenu du texte qu’elle est chargée de faire respecter : point ici de séparation des pouvoirs, sans même parler de la légitimité démocratique de ce pouvoir que s’octroie la Cour sous couvert d’interprétation "dynamique", puisque ses juges ne sont pas élus et n’ont reçu du peuple aucun mandat pour édicter ainsi des règles contraignantes pour l’ensemble des États du Conseil de l’Europe. La Cour européenne laisse, aujourd’hui, la France fonder les mentions de l’état civil sur la dualité de sexes. Mais jusqu’à quand ? Cette jurisprudence en apparence sensée ne doit pas occulter le joug de plus en plus pesant que fait peser sur les États cette juridiction auto-proclamée grand censeur européen, dont il faudra bien un jour ou l’autre se libérer.