Pour qu'Aleteia poursuive sa mission, faites un don déductible à 66% de votre impôt sur le revenu. Ainsi l'avenir d'Aleteia deviendra aussi le vôtre.
*don déductible de l'impôt sur le revenu
La scène se passe à la porterie de Clairvaux, jeune fondation de saint Bernard en Champagne, vers l’an 1120. L’abbaye est pauvre, miséreuse presque, à la grande joie de son abbé dont l’austérité est effrayante, le détachement des choses de la terre absolue. Cette rigueur explique d’ailleurs le succès de la réforme cistercienne. C’est parce que l’on ne s’y donne pas à moitié à Dieu que les vocations affluent à Clairvaux, comme partout où Bernard fondera. Impitoyable avec lui-même, Bernard, qui se tient personnellement pour le dernier des pécheurs, n’est pas beaucoup plus tendre avec les autres ; le problème est qu’il ne s’en rend pas compte tant cette façon d’être et d’agir lui est ordinaire. Monté à force de sacrifices et de prières à des sommets de la vie contemplative, il peine à comprendre que son entourage ne se meut pas à la même altitude que lui et, quand il s’en aperçoit, plus déçu que furieux, il s’emporte contre ses frères, ses novices, qui, décidément, ne comprennent rien. Le temps n’est plus très loin où, faisant retour sur lui-même, il s’apercevra que, sans le vouloir, il fait plus de mal que de bien et, avec l’aide de Dieu, s’en corrigera, devenant plus agréable à vivre quand il aura perdu de sa rudesse. Ce temps n’est pas encore venu, comme l’atteste notre histoire.
Fort jolie mais peu humble
Le parcours de l’abbé de Clairvaux, on le sait, n’est pas ordinaire. Né dans une très grande famille de la noblesse bourguignonne, fils de Tescelin de Fontaine, dit le Roux, particularité capillaire dont Bernard a hérité, et d’Aleth de Montbard, mère exemplaire emportée en pleine jeunesse, au grand dam de ses sept enfants, il a tôt entendu l’appel divin. Il hésite à y répondre, partagé entre le désir d’être à Dieu et les agréments de l’existence facile qui pouvait être la sienne. Quand, à vingt ans, Bernard décide de quitter ce monde passager, il ne choisit pas l’un des grands monastères bourguignons clunisiens mais la toute petite maison fondée dans un marécage envahi de roseaux, des cîteaux, comme on dit dans la région, si misérable qu’elle menace de disparaître, faute de vocations. Ce sort lui sera évité car le jeune seigneur de Fontaine arrive accompagné de ses oncles, ses cinq frères, et quelques amis que son exemple a convaincu de tout abandonner pour l’amour du Christ. Pour Bernard, c’est une grande satisfaction de voir ainsi toute sa famille engagée avec lui dans la vie religieuse, donc sur le chemin du salut.
Toute sa famille ? Hélas, non… Deux êtres chers ont échappé à sa férule : son père, Tescelin, et sa sœur, seule fille de la fratrie, de deux ans sa cadette puisque née en 1092, Ombeline, ou Hombeline, prénom euphonique mais rare dont on ne sait s’il vient du germanique et désigne un "esprit brillant" ou du latin humilitas qui signifie "humble". Une chose est sûre : humble, Ombeline ne l’est pas, c’est même tout le contraire. Très jolie, car elle a hérité de la beauté de leur mère, la jeune fille est consciente de sa séduction. Elle veut se marier, le mieux possible, être riche, courtisée, heureuse, courir de fête en fête, se griser de plaisirs et oublier que la vie est courte, surtout à l’époque…
Une terrible leçon
Elle a quinze ans environ lorsqu’elle décroche un très beau parti, Anceric de Chacenay, beau-frère du duc de Lorraine, un prince souverain mais, il est vrai que, par les Montbard, Ombeline descend de la première maison ducale de Bourgogne. Les noces sont splendides, des enfants naissent, le couple semble heureux, la vie est douce et Ombeline en profite. Elle mène grand train, se vêt de soies, velours et fourrures, monte de belles haquenées qui vont l’amble ou voyage dans un chariot bâché de cuir de Cordoue aux coussins confortables, se nourrit de mets délicats, écoute des ménestrels chanter des chansons d’amour jusque tard dans la nuit. En un mot, elle vit une existence absolument contraire à celle de ses frères. Pis encore, la belle dame de Chacenay, emportée par les plaisirs mondains, se conduit de façon peu chrétienne, ne pratique jamais l’un des premiers devoirs de sa classe, la charité. Les murs de Clairvaux ne sont pas si hauts que Bernard ne le sache, et il est fort mécontent de sa sœur… Il est surtout fort inquiet de la voir courir à la damnation éternelle. Aussi décide-t-il d’employer les grands moyens et comme, jeune, il ne se montre pas d’une grande douceur, la leçon qu’il réserve à sa cadette sera terrible.
Assez souvent, Ombeline se rend à Clairvaux visiter ses frères et son père car Tescelin a fini par rejoindre ses fils et devenir moine. Bernard, à tort, soupçonne sa sœur de venir les voir pour étaler sa réussite. Dès lors, la consigne tombe, raide comme la raide justice du jeune abbé : si la dame de Chacenay se présente, interdiction de la recevoir, et ordre de lui expliquer que sa famille ne sera plus là pour elle tant qu’elle la déshonorera par sa conduite. Personne n’ose répliquer ni faire remarquer à Bernard qu’il s’agit tout de même de leur sœur… Une sœur « abandonnée aux choses du siècle » n’est plus une sœur mais une pécheresse publique à remettre dans le droit chemin. Donc, à la prochaine visite d’Ombeline, le guichet reste clos et, de l’autre côté de la porte, son frère André, à qui Bernard a fait la leçon, lui jette au visage qu’en dépit des apparences, elle n’est que "de l’ordure joliment enveloppée" ; encore "ordure" est-il une traduction polie d’un terme latin beaucoup plus vif et désobligeant… Ne sait-elle pas que ce corps qu’elle habille richement au détriment des pauvres est voué à la pourriture ?
Elle change entièrement de vie
Sous ce déluge de reproches accompagnés d’insultes, Ombeline reste stoïque. Grandie, seule fille au milieu de six garçons, elle ne se laisse pas impressionner par ses frères, et réplique à André : "Je sais bien que je suis une pécheresse mais c’est précisément pour les pécheurs que Notre Seigneur Jésus Christ est mort sur la croix. Et c’est aussi pour cette raison que je recherche l’entretien des saints. Si mon frère Bernard méprise le corps de sa sœur, dites-lui d’avoir au moins pitié de son âme ! Qu’il vienne me parler et je serai prête à faire tout ce qu’il me demandera." Bernard va venir, en effet, et refera à Ombeline le même discours moralisateur, accompagné des mêmes mots désobligeants dont André a déjà usé à son égard, puis lui donnera pour exemple la seule femme qui vaille à ses yeux, hormis la Vierge Marie : leur défunte mère. La scène est si violente, si pénible à nos yeux que les historiens la prétendent parfois inventée de toutes pièces ; elle ressemble fort, pourtant, à ce que nous savons du comportement du jeune abbé de Clairvaux avant que le Saint Esprit lui enseigne à se modérer et épargner un peu son prochain.
Ce qui est certain, c’est qu’à compter de ce jour mémorable, Ombeline change entièrement de vie, renonce à ses beaux habits et son luxe pour vivre de pain sec et d’eau, habillée de vêtements grossiers et faisant pénitence au vu et au su de tous ceux qu’elle a mal édifiés autrefois. Au bout de deux ans, son mari consent à la laisser prendre le voile chez les bénédictines de Juilly où plusieurs de ses tantes, cousines et amies se sont déjà retirées. Elle y meurt, prieure, le 21 août 1137 ou 1141, et y sera enterrée. Ses reliques ont été dispersées à la Révolution. Sa fête a été déplacée dans le nouvel ordo au 12 février, sans que l’on sache pourquoi car cette date ne se rattache à aucun événement de sa vie.