Dans le concert mondial d’émotions et de réactions diverses à la suite de la mort de la reine Elisabeth, il me vient quelques réflexions. La première est que cette mort suscite une immense émotion pour une personne qui a paradoxalement passé sa vie à cacher ses émotions. On pourrait même dire que l’essentiel de son travail était de ne pas montrer ses émotions, ses idées, ses opinions. Cette retenue constante tout au long de son existence contraste avec notre époque où la moindre émotion vécue oblige à une réaction immédiate, disproportionnée, souvent offusquée, vengeresse ou méprisante.
Ce règne de l’émotion mondiale qui nous fait colorer la tour Eiffel à la moindre occasion ou créer des hashtags repris en cœur par tous les réseaux sociaux se trouve condamné par le concert d’éloge pour une femme qui a su, quel que fût son âge, agir avec retenue, attendre, résoudre les problèmes avec le temps et non la force et ne pas étaler ses états d’âme sur la place publique. Elle était sûre, elle, qu’on prêterait attention à sa moindre parole, voire son moindre geste, alors que des influenceurs, des politiques ou des artistes ne cessent d’en rajouter jusqu’à l’outrance pour être vus, suivis, écoutés. L’autorité morale venait certes de son statut, unique, mais il venait aussi et surtout de cette vertu de silence, de cette pudeur bien plus attirante que la pornographie des sentiments dans laquelle nous vivons.
Leçon d’obéissance
Ce concert d’éloge porte aussi sur une femme qui n’a choisi qu’une seule chose dans sa vie — chose si j’ose dire — à savoir son mari. Elle n’a pas choisi d’être femme, d’être fille aînée d’un roi qui ne devait pas régner, de régner jeune alors qu’elle aurait peut-être préféré profiter de sa jeunesse. Elle n’a pas choisi son agenda au fil des décennies et a passé sa vie dans une sorte d’obéissance à un statut qui la chosifiait. Car le roi d’Angleterre semble être plus une chose, incarnant l’État, qu’un sujet de droit. Le roi peut-il être un sujet ? Ce bon mot peut prêter à sourire, mais la question se pose. N’y a-t-il pas quelque violence à exiger d’un homme — pire d’une femme — qu’elle soit une potiche constitutionnelle du simple fait de sa naissance et doive faire fi de ses goûts, désirs, opinions et de sa liberté de parole et de temps ? Pour la consoler de cette naissance, on la coiffe d’une couronne, on lui donne quelques palais d’agréments, des bijoux, une fortune confortable ainsi que des titres ronflants qui semblent en imposer.
Elle a accepté cette mission reçue avant même sa naissance, elle l’a accompli jusqu’à sa mort comme elle l’avait promis.
Lue ainsi, sa situation semble insupportable, mais si l’on réfléchit un peu, l’essentiel de nos vies se passe dans cette obéissance et une des raisons de ces éloges mondiaux vient peut-être du fait qu’elle ait obéi à ces réalités dans la durée. Elle a accepté cette mission reçue avant même sa naissance, elle l’a accompli jusqu’à sa mort comme elle l’avait promis, elle a été fidèle au mariage qu’elle avait contracté. Cette fidélité contraste aussi avec notre époque qui exige une liberté de caprice permanent. Cette femme qui a tout accepté et assumé contraste avec une époque qui n’assume et n’accepte plus rien : son sexe, sa naissance, son pays, la fidélité aux engagements pris, la maternité, la vieillesse, la mort, le travail. Ce sacrifice de soi est pourtant au service d’une réalité plus grande que soi : la nation. Si on considère la nation au-dessus de sa personne, alors on peut lui sacrifier sa vie, ce que font les soldats pour défendre leur pays. Mais reste-t-il dans notre conscience contemporaine des réalités plus grandes que notre propre vie ?
Une femme de foi
Ce qui fait la vie de milliards d’êtres humains, et en particulier les plus pauvres d’entre nous, est encensé par la terre entière alors que dans nos sociétés de riches, nous avons érigé le refus du réel en sport national. Nous n’acceptons plus rien et le réel semble être une force fasciste dont il faut se défaire à tout prix. "La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres", écrivait Mallarmé, en quête d’un ailleurs. Cet engouement mondial est aussi la quête d’un ailleurs, rêvé, à travers couronnes et palais, mais peut-être aussi d’un ailleurs de vertu qu’on ne prend plus les moyens de vivre parce qu’on n’en sent plus la force vivifiante. Je préside souvent l’enterrement de nombreuses reines d’Angleterre, beaucoup moins connues : ces grands-parents dont les enfants et petits-enfants célèbrent la fidélité, le travail, la constance, l’abnégation, la pudeur, la retenue et l’amour.
Toutes ces vertus qui s’évanouissent aujourd’hui dans les caprices d’enfants gâtés et égoïstes de notre époque car ils ne considèrent que rien n’est au-dessus de leur propre vie. Qu’elle était donc la source de ces vertus ? Leur attachement au Christ, et même les plus anticléricaux de nos quotidiens républicains et laïcards reconnaissent dans la reine Elisabeth une femme de foi, consciente de la mission que la providence lui avait assignée, fidèle à ses engagements, choisis ou subis, témoignant de cette foi lors de la seule élocution au cours de laquelle elle pouvait dire ce qu’elle voulait : le message de Noël. Ces émotions mondiales ou nationales sont instructives : il y a celles qui durent et marquent à jamais une époque et celles qui s’évaporent rapidement comme la mort de certaines princesses ou de certains chanteurs dont les caprices furent à la mode, en son temps.