Gustave Thibon vole au secours des évidences ? Rien d’étonnant pour l’auteur de Diagnostics, Retour au réel, celui que Bernard-Henri Lévy appelait non pas le philosophe-paysan, mais le philosophe bovin, qualificatif que Gustave Thibon appréciait en souriant, car il considérait que la rumination de la vache était l’image même de ce que devrait être la méditation du philosophe. Mais Gustave Thibon est-il un philosophe ? Il a écrit sur Nietzche, Freud, Klages, mais il n’a pas de système, et la clarté de ses aphorismes le place à part des travaux habituellement classés sous la rubrique « philosophie ». Mais si philosophe veut dire « ami de la sagesse », Gustave Thibon est un philosophe, et l’un des plus grands.
Un philosophe inclassable
En fait, il est inclassable. Il n’a pas suivi les filières, scolaires, universitaires, conduisant aux diplômes licences, agrégations, école normale supérieure. S’il a été entendu au Collège de France, il n’a pas pu l’être à la Sorbonne, faute d’un parcours présentable. Pourtant il a fréquenté les plus grands de son temps : Gabriel Marcel, Henri Massis, Charles Maurras, Jacques Maritain, puis, plus près de nous, Alexis Curvers, Marcel de Corte, Henri Pourrat, Jean Madiran, les frères Charlier, et, de façon plus proche Jean Ousset, sans oublier une âme sœur avec qui il a beaucoup correspondu : Marie Noël. Autre âme sœur qui fut une vraie rencontre : Simone Weil ! à qui il disait devoir beaucoup et qui lui devait peut-être autant si ce n’est plus. Ses conférences lui ont fait sillonner le monde — aux États-Unis, on l’appelait le « spécialiste de l’amour » à cause de son livre Ce que Dieu a uni (1945). Aux Congrès de Lausanne, le samedi soir, il donnait à trois mille personnes enchantées sa sagesse et son humour. Je me souviens de l’expression admirative et, presque envieuse, de René Girard quand je lui ai dit que je connaissais bien Gustave Thibon : « Vous avez beaucoup de chance. »
Je ne lui connaissais que deux fidélités affirmées, la première envers l’Église catholique, quoiqu’il en coûtât, et l’autre envers la royauté française, la famille de France, les capétiens, même si leur retour ne semblait pas très prévisible, mais c’était d’un autre ordre.
Inclassable dans une spécialité, il l’était aussi socialement, idéologiquement, politiquement. Je ne lui connaissais que deux fidélités affirmées, la première envers l’Église catholique, quoiqu’il en coûtât, et l’autre envers la royauté française, la famille de France, les capétiens, même si leur retour ne semblait pas très prévisible, mais c’était d’un autre ordre. La liberté de sa nature empêchait pourtant qu’on le dise « royaliste » bien qu’il ne manqua aucune manifestation aux Baux-de-Provence ou à l’abbaye de Montmajour, mais on sentait spontanément que sa fidélité était d’un autre ordre, celui qui domine le temps. Nous pouvons dire aujourd’hui qu’il était le sage, même si, de son vivant un tel propos eût suscité chez lui un départ à grandes enjambées, la tête enfournée dans le béret pour ne pas entendre de telles sottises. Son humilité n’aurait pas non plus supporté qu’on l’appelât Maître. Et pourtant il le fut, sage et maître, et, non seulement il le demeure, mais plus le temps passe et plus son œuvre atteint cette dimension, car au sens fort des mots, elle domine son siècle.
Le regard qui cherche la lumière
Gustave Thibon n’a pas été à l’écart des événements. Avant-guerre, avec Diagnostics, il sonne l’alarme. Retour au réel (1943) amplifie la leçon. Après la débâcle, on va vers lui comme on va vers celui qui a les mots et la pensée. Les remous de la Libération, de Mai 68, de l’après-concile, les dérives sociétales et la décomposition de la culture ne font que mettre plus en lumière… sa lumière. La sérénité qui émane de ces pages n’est pas celle d’un insensible, au contraire ! mais la sensibilité exquise et frémissante de Thibon ne devait rien aux évènements extérieurs. À leur égard, il était comme un arbre que rien ne déracine. Mais il a éprouvé jusqu’au plus intime de son âme, la vérité de la formule de saint Jean de la Croix : « Les grandes aventures sont intérieures. »
« Deux catégories d’hommes que je ne peux pas supporter, disait-il, ceux qui ne cherchent pas Dieu, et ceux qui pensent L’avoir trouvé » ajoutant le vers de Victor Hugo : « Il est l’Inaccessible, Il est l’Inévitable. » L’Échelle de Jacob (1942), le combat avec l’ange, le regard qui cherche la lumière furent les vrais tourments de sa vie, car ce chemin est un chemin de Croix. Comme il était pudique et délicat, le tourment affleurait mais ne s’étalait pas. Il peut s’apercevoir aux derniers mots que lui prêtent ses proches : « Enfin je vais savoir ! » La fidélité dans cette quête du « seul nécessaire » fait la force, la lumière et la présence de ses écrits. On peut y aller comme à une source limpide et rafraîchissante. Elle est le breuvage dont nous avons besoin.
Pratique