« Nous sommes prêts », disent les promoteurs de l’euthanasie, la nouvelle loi prétendant régenter la fin de vie est pour demain, et nul doute que ce sera un sujet clivant de la campagne présidentielle. 93% des Français y seraient favorables. Mais dès que l’on va « y voir de plus près », dès que l’on pose les questions autrement, dès que l’on offre une alternative, « les évidences défaillent » constate Erwan Le Morhedec. Au terme d’une longue enquête de terrain auprès des malades et de leurs proches, des établissements de soins palliatifs et des soignants, l’avocat montre que l’euthanasie corrompt les valeurs fondamentales de liberté, d’égalité et de fraternité. Pourtant, explique-t-il à Aleteia, l’humanité demeure : « Les soins palliatifs sont la marque qu’il y a encore une place en France pour la bonté et l’amitié sociale ».
Aleteia : vous ouvrez votre livre par une confidence : « Qu’on l’ignore ou qu’elle nous hante, la mort nous détermine. J’ai été moi-même cet adolescent qui a connu ces cris silencieux et solitaires quand la perspective du néant indicible se fait trop évidente… » Que dit notre société de la mort, et de la pression constante et militante en faveur de l’euthanasie ?
Erwan Le Morhedec : Nous avons, je crois, bien conscience que depuis des années la mort est occultée. Je cite, en exergue de mon livre, la préface de François Mitterrand pour La Mort intime, de Marie de Hennezel et déjà, avec tant d’autres, il soulignait que « jamais peut-être le rapport à la mort n’a été si pauvre qu’en ces temps de sécheresse spirituelle où les hommes, pressés d’exister, paraissent éluder le mystère ». C’était il y a trente ans. Il est probable que de l’avoir fréquentée remettait un peu les priorités dans l’ordre.
Notre façon de traiter la mort dit beaucoup aussi de notre rapport à la vie.
Le fait est que notre façon de traiter la mort dit beaucoup aussi de notre rapport à la vie. Que cette sécheresse spirituelle provienne de l’occultation de la mort ou qu’elle y conduise, la réalité est que nous nous éloignons du mystère. Nous avons développé, ou gardé, des superstitions, faites d’horoscope et de pouvoir des pierres, mais le mystère véritable, dense et profond, nous l’éludons. Je rapporte, dans le livre, des situations dans lesquelles la proximité de la mort a suscité des moments forts, inattendus, des réconciliations, des pardons, des échanges jamais tenus et puis aussi cette façon qu’ont les personnes de mourir à un moment choisi. On évoque ce que le psychanalyste Michel de M’Uzan a appelé « le travail du trépas », ce travail qui fait écho, d’un bout à l’autre de la vie, à l’accouchement et nous permet, parfois, un véritable accomplissement.
Mais qui a le temps pour cela aujourd’hui ? La mort doit survenir rapidement. La sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès, qui dure à peine quelques jours, est encore trop longue : il faut une « euthanasie active », une mort immédiate. L’agonie n’est conçue que comme le temps de la souffrance et l’on entend que « l’agonie ne sert à rien ». Comme si chaque temps de la vie devait nécessairement servir à quelque chose, avoir une utilité. Comme si une vie sans « utilité », si tant est que cela existe, ne valait pas la peine d’être vécue. Et comme si vraiment l’agonie ne pouvait pas, parfois, permettre l’inimaginable. Car la proximité de la mort nous conduit aussi à ce que notre société ne valorise pas : l’abandon dans la faiblesse, la remise de soi à l’autre et à ce qui va advenir. Le monde est aux ambitieux, aux planners, à ceux qui maîtrisent — la vie et les risques. Et cette volonté de maîtrise est source de tant de désillusions, source d’une obsession de soi, quand l’abandon nous ouvre aux autres.
De la pratique euthanasique, vous dites qu'elle est une atteinte à la liberté, à l’égalité et à la fraternité. N’est-ce pas au fond une atteinte à la dimension sociale de la personne humaine ?
À l’évidence. Ce triptyque auquel nous sommes si habitués n’est pas si mal foutu puisqu’il dit beaucoup de ce que l’on peut attendre de la vie en société. Et l’on constate ici aussi que la liberté ne peut pas, ne doit pas, être conçue sans la fraternité. Je n’ai pas le droit de ne me référer qu’à ma liberté individuelle si elle est susceptible de mettre l’autre en danger. Je suis bien évidemment tout prêt à l’entendre de la personne qui souffre. Celui qui est vrillé par la douleur a bien le droit de ne penser qu’à lui.
Nous ne pouvons pas parler en l’air, détachés de la réalité humaine et médicale de la fin de vie.
Prosaïquement, je veux tout de même rappeler que nous savons très largement prendre en charge la douleur. À cet égard, je voudrais souligner un écueil dans ce débat : celui de se complaire à philosopher. Nous ne pouvons pas parler en l’air, détachés de la réalité humaine et médicale de la fin de vie. Il faut aller y voir pour rester incarnés. Qui sait, par exemple, qu’en soins palliatifs, il arrive que l’équipe soignante se mette d’accord avec le patient afin de le sédater la plus grande partie de la journée, lui laissant deux ou trois heures de conscience au moment qu’il aura choisi, par exemple pour être présent avec ses proches ? De cette manière, non seulement la personne ne ressent plus la douleur pendant la sédation, mais elle est rendue plus supportable pendant les temps de conscience.
Surtout, je suis assez choqué et tristement édifié par la façon dont la liberté individuelle occulte tout autre aspect du débat, de ce débat tenu par des bien-portants tenant salon autour de la mort des autres. Quoi que je dise, quoi que j’essaie de faire passer, on clôt le débat en me répondant qu’il s’agit d’une liberté personnelle. Non seulement je doute par principe de la réalité d’une glorieuse liberté en fin de vie, mais qui peut me dire que la grand-mère reléguée dans un Ehpad, assise toute la journée sur une chaise dans un couloir comme cela arrive encore, laissée sans compagnie et dans des protections sales, demandera l’euthanasie en toute liberté ? Bien sûr, elle la demandera. Et elle réitèrera sa demande, même. Personne ne pourra dire qu’elle n’a pas sa tête. Mais la société aura doublement manqué de fraternité à son égard : en la laissant dans cette situation et en répondant, un beau jour à 30 ans, que l’euthanasie, c’est avant tout une question de liberté.
Vous donnez de nombreux exemples des conditions déplorables dans lesquelles on meurt aujourd’hui en France. En quoi le développement des soins palliatifs qui est en principe requis par la loi, est-il la réponse digne au mal-mourir ?
Il faut aller les voir. Personne ne devrait se prononcer sans faire cet effort-là. Les soins palliatifs sont la marque qu’il y a encore une place pour la bonté, la générosité, l’amitié sociale. J’ai passé du temps avec ces soignants. Je suis particulièrement touché par une réunion de transmission à La Maison, à Gardanne, au cours de laquelle médecin, psychologue, aide-soignante et infirmiers ont échangé autour de la situation d’une jeune femme. Elle était, donc, en fin de vie et avait de surcroît des troubles psychiques. Un jour, devant les infirmières, elle a giflé son père. Cet incident est devenu le principal sujet d’échange de la réunion. Au-delà de cette jeune femme, l’équipe se souciait de la façon d’accompagner la douleur du père. À côté de moi, une infirmière s’inquiétait : « C’est un monsieur que l’on voit arriver le matin, le visage rouge. On voit bien qu’il a beaucoup pleuré avant de venir. » Après tout, c’est une chose ordinaire, de pleurer quand votre fille va mourir. L’équipe aurait pu en être passagèrement touchée, mais sans s’en soucier davantage. Et puis, leur patiente, c’était la fille, pas le père. Je leur ai délibérément posé cette question : « Pourquoi vous occupez-vous du père ? C’est la fille, votre patiente. » La réponse a fusé, de la part d’un infirmier : « Mais parce qu’on est humains ! » Je pense que je n’oublierai jamais le visage (même masqué) de cet infirmier et cet instant-là, de lumière. C’est un exemple, il y en aurait tant d’autres à rapporter de toutes ces attentions portées au patient comme à sa famille pour rendre cette fin de vie la moins terrible possible. Ce même infirmier me disait que, bien sûr, tout le monde a besoin d’une reconnaissance mais que, si dans d’autres services, les soignants reçoivent une forme de gratification lorsque le malade peut sortir de leur service guéri, en soins palliatifs, cela n’arrivera pas. Alors la gratification, c’est d’avoir assuré le meilleur accompagnement, le meilleur passage possible. Avoir permis que ce temps du départ soit le moins lourd possible, et laisse autant que faire se peut le patient et ses proches, endeuillés, dans la paix. Les gens qui sont capables de faire cela, qui y consacrent leurs journées, nous devrions beaucoup les aimer. Et l’équilibre fragile des soins palliatifs, nous devrions le préserver comme un trésor de notre société.
Pratique