Dans cette année 1850, la vie n’est pas facile pour Don Bosco à Turin. Ses initiatives charitables, son inlassable apostolat, son attachement à la personne du pape alors que le royaume de Piémont, dont il est sujet, a pris la tête de la lutte pour la réunification italienne et œuvre à la disparition des États pontificaux et du pouvoir temporel de la papauté, tout cela lui fait des ennemis. Au vrai, il s’est mis tout le monde à dos ou presque, depuis le gouvernement jusqu’à l’archevêque, qui ne veut pas d’ennuis, en passant par les personnes de la bonne société qui se targuent de leurs charités mais entendent les sélectionner selon leurs propres critères. Or, « les voyous de don Bosco » ne leur plaisent pas…
Cela fait beaucoup de gens qui se seraient volontiers débarrassés de ce petit prêtre rayonnant. Toutefois, ces gens-là usent contre Giovanni Bosco des moyens légaux à leur disposition, désagréables, certes, mais qui ne le mettent pas physiquement en danger. Un autre ennemi, plus redoutable, n’hésite pas, quant à lui, à recourir à la violence ; il s’agit des vaudois.
L’exaspération des vaudois
Né à la fin du XIe siècle à Lyon sous l’influence d’un riche marchand, Pierre Valdo, que choquent le faste et l’égoïsme de l’Église, le mouvement, pas très éloigné en ses origines de la volonté réformatrice, quelques années plus tard, de François d’Assise, a mal tourné et sombré dans l’hérésie. Condamné aussi bien par les protestants que les catholiques, les vaudois se sont transformés en une petite secte surtout agissante entre la Savoie et le Piémont mais officiellement interdite. La récente liberté du culte leur a permis de sortir de la clandestinité. En quête d’adeptes, ils recrutent dans les milieux défavorisés de Turin, ces faubourgs miséreux où s’entassent des paysans attirés en ville par les fausses promesses d’une vie plus facile et qui, chômeurs, crèvent de faim, petits délinquants entre deux séjours en prison, gamins sans famille, tous prêts à n’importe quoi en échange de la soupe populaire qu’assurent les vaudois, même à renier une foi catholique que, souvent d’ailleurs, on leur a appris à détester. C’est précisément ces garçons perdus, abandonnés, désœuvrés, que don Bosco, au grand scandale des bien-pensants, s’obstine à tenter de sauver et, ce faisant, il les arrache aux vaudois. Ceux-ci en sont exaspérés. Au point d’envisager de se débarrasser du cureton, ou, à tout le moins, de lui faire suffisamment peur pour mettre un terme à son apostolat.
Seul dans le brouillard
Plusieurs fois, ces dernières années, don Bosco a été suivi, menacé, agressé, frappé et même, un soir, attiré au chevet d’un faux agonisant, on a tenté de l’empoisonner. Il s’en est toujours sorti, quitte à faire le coup de poing car il n’a jamais eu peur de l’affrontement. Jusqu’en 1846, où une pneumonie a failli le tuer… Depuis, Giovanni n’a jamais retrouvé sa forme d’avant ; au moindre effort, il s’essouffle, ce qui lui interdit de courir. Alors, puisqu’il n’est plus capable de se défendre seul, quand il lui faut aller dans des lieux dangereux, sortir tard le soir, il se fait escorter de quelques grands garçons du patronage, qui savent se battre, eux aussi ; et cette précaution s’avère dissuasive. D’ordinaire. Mais, un soir de novembre 1854, retenu en ville plus tard que prévu, don Bosco se retrouve seul, à la nuit tombée pour regagner le foyer de la Casa Pinardi. Il pleut à verse, le brouillard est épais, les rues désertes, le moindre coin d’ombre menaçant. Des silhouettes indistinctes rôdent et Giovanni, fatigué, a peur…
Et voilà que, tandis qu’il se traîne, mouillé, transi, effrayé, vers sa maison, surgit de nulle part un énorme chien gris, un molosse d’une taille impressionnante. De prime abord, l’apparition de cet animal hors norme ajoute à la frayeur du prêtre, mais le chien, pas le moins du monde menaçant, se couche à ses pieds, lève vers lui des yeux débordants de tendresse et lui lèche les doigts. Puis il le raccompagne jusqu’au seuil de la Casa Pinardi.
C’est un guet-apens
Dans les jours et les semaines qui suivent, l’animal reparaît, avec une ponctualité déconcertante, chaque fois que don Bosco est retenu en ville, à croire qu’un mystérieux instinct le met infailliblement sur la route du prêtre quand celui-ci en a besoin. Très vite, Giovanni et les garçons lui ont trouvé un nom, accordé à sa couleur : Il Grigio, Le Gris. Et, comme il faut bien que ce chien appartienne à quelqu’un, chacun se renseigne pour tenter de retrouver son maître mais personne ne semble connaître l’animal que l’on ne voit jamais traîner dans le quartier…
Rassuré par la silencieuse présence du molosse, Giovanni reprend ses courses nocturnes. Un soir, malheureusement, Grigio qui, lorsque un danger menace son ami, se couche en travers de la porte de la Casa Pinardi et lui fait comprendre qu’il ne faut pas sortir, avertissement que le prêtre prend désormais au sérieux, n’est pas là et don Bosco sort sans méfiance. Une fois encore, il fait nuit, les rues sont désertes. Pas un passant sur son chemin, exceptés deux hommes, devant lui, qui semblent le guetter, l’épient, s’arrêtent quand il s’arrête… C’est un guet-apens. Affolé, Don Bosco repart vers le centre-ville aussi vite qu’il le peut, en quête d’une maison éclairée, d’un café ouvert, mais le souffle lui manque et il entend, derrière lui, se rapprocher les deux malfrats. Ils le rattrapent, le ceinturent, lui jettent un sac en toile sur la tête ! Don Bosco se débat tant qu’il peut, mais il n’est plus de taille ; il va mourir assassiné, il en est sûr. C’est trop bête…
Doux comme un agneau
Mais voilà que, du fond de la rue, il entend la cavalcade d’un gros animal, qui aboie comme un fou, qui grogne et qui s’abat, de ses 90 kilos de muscles, sur les deux assaillants, mordant, hurlant. Terrorisés, les bandits prennent la fuite et Giovanni, débarrassé de son sac, voit Grigio, redevenu doux comme un agneau, se précipiter sur lui pour lui lécher le visage… Des mois durant, Grigio restera auprès de Don Bosco, ange gardien velu et patibulaire. Et les vaudois renonceront à s’en prendre au prêtre. Tout ce temps, Grigio apparaît et disparaît sans que l’on puisse dire d’où il vient et où il va. Ce monstre terrifiant, quand il consent à entrer à la Casa Pinardi, se transforme en grosse boule de peluche et se laisse tirer la queue et les oreilles par les enfants sans même grogner… Plus surprenant encore, ce chien des rues, qui devait crever de faim, régulièrement tenté par diverses gâteries libéralement offertes à ce dévoué protecteur, n’y touchera jamais. Ni sucres ni biscuits ni viande ne l’intéressent. Il faudra se rendre à l’évidence : Grigio ne mange pas…
« Dire que c’était un ange ferait sûrement rire mais on ne peut quand même pas dire que c’était un chien comme les autres… »
Un an peut-être après son extraordinaire entrée dans la vie de Giovanni, Grigio disparut comme il était venu. Don Bosco s’y résigne : il a dû arriver malheur à la brave bête… Au demeurant, il n’a plus besoin de lui, les agressions ont cessé. L’histoire, pourtant, n’est pas finie. En 1864, soit une dizaine d’années après la dernière visite du chien, don Bosco, vieilli, fatigué, la vue basse, se perd en se rendant un soir chez des amis dans un quartier qu’il connaît mal. Il erre depuis déjà un long moment quand il a la surprise de sentir contre sa paume la pression d’une truffe humide et un grand coup de langue : jailli de l’obscurité, Grigio est revenu et, comme s’il savait où son maître se rendait, il l’emmène droit à la porte de ses amis, puis disparaît de nouveau.
Pas au bout de ses surprises
Cette fois, Giovanni reste singulièrement perplexe : c’est long, dix ans, dans la vie d’un chien, surtout errant… Il n’est pas, toutefois, au bout de ses surprises. En 1883, dix-neuf années après ces retrouvailles donc, le vieux Don Bosco se perd une nouvelle fois dans le quartier des Bordighere. Et n’a même pas le temps de s’en alarmer car Grigio qui, à la différence de son maître, n’a pas blanchi d’un poil, vient le prendre par le pan de sa soutane et le conduit, avec le même flair infaillible, au lieu de son rendez-vous. Si Giovanni compte bien, cela fait alors trente-deux ans que ce fidèle compagnon surgit à bon escient pour le tirer des ennuis. Trente-deux ans ! Toute explication rationnelle devient délicate…
Dans ces derniers jours, saint Jean Bosco dira à des proches qui, tous, ont connu Grigio, l’ont caressé, admiré, et qui lui demandent, perplexes, ce que pouvait bien être, en vérité, cet animal : « Dire que c’était un ange ferait sûrement rire mais on ne peut quand même pas dire que c’était un chien comme les autres… »