Il est quelquefois essentiel pour éviter de manquer de cohérence et d’honnêteté intellectuelle, surtout sur des sujets délicats, d’en revenir tout simplement aux propos tenus par les uns et les autres. La question du « droit à l’avortement » vient d’être une nouvelle fois traitée par le chef de l’État, le 19 janvier dernier lors du lancement de la présidence française de l’Union européenne devant les parlementaires réunis à Strasbourg.
La circonstance est d’autant plus symbolique qu’elle permet de découvrir ses priorités. « Je souhaite que l’on consolide nos valeurs d’Européens qui font notre unité » a-t-il indiqué en précisant ensuite : « Vingt ans après la proclamation de notre Charte des droits fondamentaux qui a consacré notamment l’abolition de la peine de mort partout dans l’Union, je souhaite que nous puissions actualiser cette Charte pour que nous puissions être plus explicites sur la protection de l’environnement ou la reconnaissance du droit à l’avortement. » Voilà le mot, l’expression attendue par les journalistes qui n’ont évidemment pas manqué de les répercuter dans un système médiatique aux codes bien définis au sein d’un espace public saturé par l’information « à jet continu ». Opération réussie comme toujours puisque les médias n’ont cessé de revenir sur ce « droit à l’avortement » intronisé comme l’une des causes les plus importantes du mandat français !
Une nouvelle notion
Cette déclaration s’inscrit dans une logique de parrainage bien précis : il n’y a pas de hasard dans l’affichage de la communication. Ce discours est prononcé le 19 janvier et le président avait le 7 janvier au Panthéon, en compagnie de la présidente de l’Union européenne, Ursula von der Leyen, rendu hommage à Jean Monnet et à Simone Veil, deux piliers de la construction européenne. Deux immenses photos de l’un et de l’autre avaient été placées au pied de la façade du monument parisien.
Si vous le voulez bien, remontons dans le temps mais un temps très restreint puisqu’il ne va pas dépasser un demi-siècle pour mesurer la fabrication d’une nouvelle notion : celle du droit à l’avortement. Le mécanisme s’appuie précisément sur l’instrumentalisation de la grande figure que représente Simone Veil aux yeux des Français. En effet, Emmanuel Macron a présidé la cérémonie de son entrée au Panthéon le 1er juillet 2018. Dès le début de son intervention, il rappelait alors que cette décision ne relève du « fait du prince » ni de la famille puisqu’il précise aussitôt : « Ce ne fut pas non plus celle de sa famille qui, cependant, y consentit. »
Alors viennent les phrases à retenir : « Cette décision fut celle de tous les Français. C’est intensément, tacitement, ce que toutes les Françaises et tous les Français souhaitaient. Car la France aime Simone Veil. » Pourquoi la France aime-t-elle donc Simone Veil ? La suite du discours nous l’apprend : « Simone Veil s’est battue contre les préjugés, l’isolement, contre les démons de la résignation ou de l’indifférence sans rien céder, parce qu’elle savait ce qu’était la France. » Plus précisément encore : « Simone Veil savait cependant que dans ce noble combat des droits humains, la moitié de l’humanité continuait obstinément d’être oubliée : les femmes. »
L’icône Simone Veil
Vient enfin la « pointe » de l’affirmation : « Pour les femmes meurtries dans leur chair, dans leur âme, par les faiseuses d’anges, pour les femmes qui devaient cacher leur détresse ou la honte, et qu’elle arracha à leur souffrance en portant avec une force admirable le projet de loi sur l’interruption volontaire de grossesse, à la demande du président Valéry Giscard d'Estaing et avec le soutien du Premier ministre Jacques Chirac. » Nous voici au cœur de l’argumentation soigneusement élaborée par le président et ses conseillers. Simone Veil est donc l’icône du droit à l’avortement, la figure essentielle, à la base de ce saisissant progrès humain cher à Condorcet, auteur, peu avant d’être guillotiné en mars 1794, de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain !
Sauf que ! Sauf que toute personne consultant le discours prononcé par Simone Veil lors du vote de la dépénalisation de l’avortement le 26 novembre 1974 peut lire ce qui suit : « Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme — je m’excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes. C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame. C’est pourquoi, si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation de fait existante, s’il admet la possibilité d’une interruption de grossesse, c’est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme […]. D’autres [députés] hésitent encore. Ils sont conscients de la détresse de trop de femmes et souhaitent leur venir en aide ; ils craignent toutefois les effets et les conséquences de la loi. À ceux-ci, je veux dire que, si la loi est générale et donc abstraite, elle est faite pour s’appliquer à des situations individuelles souvent angoissantes ; que si elle n’interdit plus, elle ne crée aucun droit à l’avortement. »
Alors donc, l’avortement aux yeux de Simone Veil, référence incontournable selon le chef de l’État, est-il un droit ou un drame ?