Si Venance Fortunat, mort évêque de Poitiers en 605, est l’un des derniers grands poètes latins, auteur d’hymnes qui, tel le Vexilla Regis, se chantent toujours, il connut auparavant de douloureuses vicissitudes. Elles firent de lui un déraciné, sans famille et à jamais dépossédé de sa patrie. Il s’appelait Venancius Honorius Clementianus Fortunatus, patronyme que l’Église, quand elle le canonisera, réduira à Fortunat. Il est né à Duplavilis, petite ville proche de Trévise, en Italie entre 530 et 535. De bonne famille, pieux, il a, au terme d’excellentes études universitaires poursuivies à Ravenne, reçu les ordres sacrés et exerce son ministère sacerdotal dans sa région natale lorsque, au début des années 560, il est atteint d’une infection ophtalmique si grave que les médecins concluent à une cécité totale à brève échéance…
Le miraculé pique-assiette
Pour ce lettré qui passe sa vie entre ses livres et son bureau, versifiant à ravir, écrit à tout propos, devenir aveugle est ce qui peut arriver de pire. Au comble de la désolation, Fortunat entame, avec une ardeur désespérée, une neuvaine à saint Martin, et lui promet, s’il recouvre pleinement la vue, de se rendre en pèlerinage à Tours. Or, à la grande surprise de ses médecins, ses yeux guérissent et, fidèle à sa promesse, Fortunat fait ses préparatifs de départ et s’en va, un beau jour du printemps 565, vers la Gaule. Assez riche pour prendre des vacances et faire un peu de tourisme, il flâne. Au lieu d’aller au plus court et de passer par la Provence, il a l’idée de passer par la Norique et la Rhétie, c’est-à-dire l’Autriche et le Tyrol actuels, puis de traverser la Bavière et, en franchissant le Rhin, de gagner enfin cette Gaule que l’on nomme maintenant Francia.
Fortunat ne pouvait imaginer qu’en s’amusant ainsi, il se fermait à jamais la route du retour en Italie. À force de s’arrêter dans toutes les petites cours germaniques rencontrées, où des princes barbares peu raffinés mais très snobs sont ravis d’accueillir un érudit qui leur trousse de charmants vers de mirliton dans un latin exquis pour célébrer des victoires microscopiques ou des noces alcoolisées, Fortunat, au printemps 566, arrive à peine à Metz. La ville célèbre le mariage de son roi, Sigebert, souverain d’Austrasie, petit-fils de Clovis, et d’une princesse wisigothe d’Espagne qui fera parler d’elle, Brunehaut. Les jeunes mariés s’entichent tellement du poète que, deux ans plus tard, au printemps 568, Fortunat joue toujours les pique-assiettes à Metz, façon peu élégante de remercier saint Martin, qui, lui, n’avait pas tant traîné pour le guérir.
L’invasion des Lombards
Le prêtre poète a-t-il vraiment le choix ? Il peut difficilement se mettre ses hôtes à dos, ayant besoin d’eux, et de leur réseau familial, pour poursuivre sa route en toute sécurité ; il a aussi besoin d’argent et Sigebert paie bien. Néanmoins, le pauvre Fortunat a le mal du pays, et hâte de rentrer chez lui où sa vaste et affectueuse famille l’attend. Le roi d’Austrasie se décide à le laisser partir : la dynastie franque tient à rester en bons termes avec le grand saint Martin, patron du pays et protecteur de ses souverains. Avant de laisser Fortunat s’en aller, Sigebert lui conseille, lorsqu’il quitterait Tours, ses dévotions faites, de passer par Poitiers et d’y rencontrer la veuve de son père le roi Clotaire, Radegonde, qui a pris le voile dans cette ville. Sigebert, tôt orphelin de mère, voue à cette femme qui l’a élevé, une profonde affection, partagée, et la décrit comme belle, sage, intelligente et cultivée. Fortunat le soupçonne d’exagérer.
La rencontre du jeune prêtre italien et de la souveraine quinquagénaire, usée par les effrayantes macérations qu’elle s’inflige, inaugure l’une des plus belles amitiés mystiques de l’histoire de la sainteté.
Son pèlerinage à Tours accompli, Fortunat va regagner l’Italie lorsque, en mai 568, une nouvelle épouvantable le rejoint : les Lombards, peuple d’origine scandinave établi dans les Balkans depuis une trentaine d’années, guerriers sauvages et redoutables, mais surtout hérétiques ariens animés d’une haine féroce du catholicisme, viennent d’envahir l’Italie, se sont emparés de Milan dont ils ont massacré toute la population masculine, jusqu’aux petits garçons nouveaux-nés, et vendu comme esclaves les femmes et les fillettes. Puis ils ont poursuivi leur effroyable chevauchée à travers la péninsule. Il ne reste rien de Trévise et des villes alentours ; les habitants, quand ils ont pu fuir, marchent en interminables colonnes de réfugiés éperdus vers la sécurité, très relative, de Rome et du Latium, les Lombards aux trousses.
Une des plus belles amitiés mystiques
Effaré, Fortunat comprend qu’il ne rentrera plus chez lui. Il n’a plus ni toit, ni famille, ni amis. Et plus d’argent… Alors qu’il se demande avec angoisse ce qu’il va devenir, il se souvient du conseil de Sigebert d’aller trouver la reine Radegonde. La rencontre du jeune prêtre italien et de la souveraine quinquagénaire, usée par les effrayantes macérations qu’elle s’inflige, inaugure l’une des plus belles amitiés mystiques de l’histoire de la sainteté. Du prêtre mondain qui aime ses aises et ses succès, Radegonde fait une âme enflammée par l’amour divin tandis que Fortunat sait, avec une tendresse filiale, calmer les excès d’une religieuse avide de sacrifices. Ils se complètent admirablement. Parfois, quand il leur semblait à tous deux que, décidément, ils s’aiment trop et que cette affection mutuelle fait de l’ombre à l’amour qu’ils doivent à Dieu, ils se condamnent à ne plus se voir, quelques jours ou quelques semaines, et ces séparations représentent le plus grand renoncement qu’ils peuvent consentir.
Aux petits poèmes courtisans dans lesquels Fortunat jusque-là excellait, succèdent les textes admirables qui forment son grand recueil, Les Carmina (les poèmes). Enfin, la reine obtient pour celui qui devient son confident et biographe, le siège épiscopal de Poitiers. Le petit réfugié italien s’en est, finalement, bien sorti !