À de rares exceptions près, les saints sont fêtés au jour anniversaire de leur naissance au Ciel, le dies natalis, autrement dit de leur mort. Saint Ambroise de Milan échappe à cette règle puisque le 7 décembre, date de sa fête, est en réalité l’anniversaire de son élévation épiscopale. Il est vrai qu’elle ne fut pas banale !
Nous sommes en novembre 374. L’évêque de Milan, Auxence, vient de mourir, très âgé. Survivant d’une autre époque, qui faillit voir l’hérésie arienne, négatrice de la divinité du Christ, triompher du catholicisme, il tenait le dernier bastion hérétique d’Occident et, si sa mort est un soulagement pour la papauté, elle est aussi, et d’abord, un problème politique. Les ariens, en effet, représentent toujours une puissance non négligeable, et ils bénéficient d’un appui de taille, celui de l’impératrice Justine, la très belle épouse de l’empereur Valentinien Ier qui, quoique catholique à chaux et à sable, ne sait rien refuser à sa femme.
Le gouverneur est un homme de confiance
Remplacer Auxence sera compliqué : céder au pape et nommer à Milan un prélat d’un incontestable catholicisme, équivaudrait à réveiller la contestation arienne, toujours agissante ; quant à choisir un nouvel évêque parmi le presbyterium, au demeurant bien dégarni par l’âge, du défunt, il ne faut même pas y penser. Le pouvoir s’attend à des complications, voire à des émeutes lorsque le peuple, qui vote encore pour élire l’évêque, verra les factions rivales s’affronter. À Rome, la dernière crise du genre, pour l’élection pontificale de Damase, huit ans plus tôt, s’est soldée par le massacre des opposants… Valentinien préférerait éviter ce genre d’incident.
Heureusement, à Milan, le maintien de l’ordre est entre de bonnes mains. Depuis 370, le gouverneur de Ligurie-Émilie est un haut fonctionnaire de confiance, d’une probité rare dans une administration impériale corrompue et qui sait allier douceur et fermeté. À 35 ans, Aurelius Ambrosius, issu de la meilleure aristocratie, allié à tout ce qui compte à Rome, est l’un des hommes les plus prometteurs de sa génération. Si quelqu’un peut gérer l’épineux dossier de la succession épiscopale, c’est bien lui.
Affolé, Ambroise prend la fuite. Devenir évêque ? Il ne le peut, ni ne le veut.
Fin novembre, dans un climat très tendu, les suffrages des électeurs, réunis à la basilique Portia, semblent, contre toute attente, incliner vers le candidat arien, à la fureur des catholiques. Les deux partis sont sur le point de s’entretuer. Un autre qu’Ambroise, en pareil cas, se contenterait d’envoyer les forces de l’ordre rétablir le calme, brutalement. Ce n’est pas son genre. Le gouverneur se rend lui-même à la Portia, ce qui demande du courage, prend la parole, essaie de calmer les esprits. On l’écoute, c’est déjà bien, mais, malgré ses efforts, il ne convainc guère.
Affolé, Ambroise prend la fuite
Et voilà que, soudain, des rangs de la foule, une petite voix jaillit ; elle crie : « Ambroise évêque ! » C’est un gamin insolent qui se moque. L’ennui, et Ambroise, en bon Romain le comprend très bien, c’est que cette plaisanterie risque de passer pour un signe du Ciel exprimé par la voix de l’innocence… On ne plaisante pas, en Italie, avec ce genre de présage et, d’ailleurs, la foule, d’abord sidérée, vient de voir la sagesse de ce conseil en apparence absurde : étranger aux querelles de factions, pour l’excellente raison que, bien que né dans une famille catholique et même petit-neveu d’une vierge martyre, Ambroise n’est même pas baptisé, compromis avec personne, et d’une honnêteté fameuse, le gouverneur est le seul susceptible de mettre tout le monde d’accord. Et chacun de hurler en chœur : « Ambroise évêque ! »
Affolé, Ambroise prend la fuite. Devenir évêque ? Il ne le peut, ni ne le veut. S’il n’a pas encore reçu le baptême, malgré sa piété, c’est que ses fonctions administratives l’interdisent, ou peu s’en faut. Un préfet doit pouvoir combattre, ou prononcer une sentence de mort, donc verser le sang, donc pécher, et, en un temps où la confession telle que nous la connaissons n’existe pas encore, effacer de telles fautes est très difficile, voire impossible. Alors, on repousse au maximum le baptême qui, selon la formule consacrée, « effacera tout ». Pour Ambroise, attaché au service de l’État et de Rome, ce moment, il en est convaincu, n’est pas encore venu.
Un modèle d’évêque
Alors, pour dissuader la foule massée sous ses fenêtres et qui renouvelle ses suffrages, il va tout essayer. Réunir la fine fleur des universitaires païens de Milan dans son salon, et discuter avec eux des philosophies les plus hostiles au christianisme ; faire torturer un prévenu déféré à son tribunal ; inviter les prostituées les plus en vue de la ville… Mais, à chacune de ces provocations scandaleuses, la foule hurle : « Que ton péché soit sur nous ! » De plus en plus effrayé, Ambroise quitte la ville. La première fois, il revient de lui-même, décide d’en référer à l’empereur et de lui demander conseil ; la seconde, alors que Valentinien, ravi de l’aventure, qui le tire d’embarras, vient d’accepter sa démission, il se réfugie chez des amis, près du lac Majeur. Cette fois, il ne revient pas, désobéissant à la volonté impériale. Il faudra le faire arrêter par la police, le transférer comme un criminel, les menottes aux poignets, vers Milan.
En trois jours, on lui administre le baptême, on lui confère l’ordination sacerdotale et on le sacre évêque, au mépris de toutes les règles canoniques…
Pendant ce voyage humiliant, Ambroise prend soudain la mesure de son refus. Lui qui pensait aimer le Christ, lui qui admirait tant les martyrs et rêvait de les imiter, il se dérobe à son service, il ne veut pas renoncer aux avantages de sa vie laïque. Alors, touché par la grâce, il se soumet à la volonté de l’empereur qui est aussi celle de Dieu. On ne lui accordera même pas les délais de bon sens qu’il réclame et, dans la foulée, en trois jours, on lui administre le baptême, on lui confère l’ordination sacerdotale et on le sacre évêque, au mépris de toutes les règles canoniques… « J’ai dû enseigner ce que je n’avais pas appris » dira-t-il, et c’est vrai. Ce 7 décembre 374, le pouvoir impérial pense, en perdant un grand administrateur, avoir réglé un problème épineux et mis sur le trône épiscopal de Milan un homme tout dévoué à ses vues. À tort. Évêque, Ambroise se sentira délié de toute obligation envers les pouvoirs humains. Comme il le dira un jour à l’empereur Théodose qu’il a osé frapper d’excommunication : « À Dieu ma préférence ! » Ce pourrait être sa devise épiscopale. Elle fait en tout cas de lui un modèle des évêques.