Le rapport de la Ciase et ses remous donnent lieu à une multiplication d’articles et de prises de paroleconcernant « l’Église » : Église sous le choc, Église coupable, Église à réformer. L’emploi de ce mot exige quelques précisions. S’il s’agit d’évoquer un corps dans lequel aucun membre ne peut être indifférent au mal commis ou subi par un autre membre, soit. Nul n’est en effet dispensé d’un examen de conscience : manque d’attention aux appels à l’aide des victimes, lâcheté de certains silences, porosité aux discours ambiants de la libération sexuelle interdisant tout jugement de valeur sur le sexe (on aurait aimé trouver une trace plus nette de cela dans le rapport Sauvé, plutôt qu’une mise en garde anachronique contre la morale sévère).
Chaque membre du corps ecclésial est donc bien mis à l’épreuve par les crimes commis par des prêtres et des religieux, mais aussi des religieuses et des laïcs. On s’étonne que certains ne revendiquent la place des femmes et des laïcs dans l’Église que quand cela les arrange. Ceux qui réclament la démission de tous les évêques nous semblent un peu légers, lorsqu’ils demandent la nomination de la présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France comme « légat ». Si on suit leur logique, celle-ci porte autant sur elle la responsabilité du silence des supérieurs d’ordre que les évêques portent celle de leurs prédécesseurs. La lecture féministe d’un drame dont 80 % des victimes sont des garçons soulève d’ailleurs quelques problèmes, mais passons.
On n’a peu de chance d’avancer si on se contente de parler de « l’Église », terme qu’on verra selon le cas comme une façade intimidante, une généralisation commode ou un amalgame injuste.
Les révélations de la Ciase sont bien un drame pour tous les membres de l’Église. En revanche, on n’a peu de chance d’avancer si on se contente de parler de « l’Église », terme qu’on verra selon le cas comme une façade intimidante, une généralisation commode ou un amalgame injuste. Rappelons que l’immense majorité des victimes, baptisées, faisait partie et font encore partie de l’Église.
Le philosophe Jacques Maritain invitait à remplacer, chaque fois que c’était possible, le mot Église par un terme plus précis : la hiérarchie, la curie romaine, tel pape, l’épiscopat de tel pays... Son but était qu’on ne confondît pas la personne de l’Église, Épouse immaculée du Christ, et son personnel, régulièrement défaillant. La confusion, écrivait-il, a longtemps contribué à faire minimiser les fautes du personnel, dans l’espoir d’épargner ainsi la personne. En 1970, dans son magnifique De l’Église du Christ, il remarquait que la confusion entre l’Église et son personnel continuait plus que jamais, mais que l’intention avait changé : « Cette fois, c’est pour dire qu’enfin l’Église reconnaît qu’elle se trompe, enfin elle avoue sa faillibilité, enfin on peut proclamer qu’elle n’a cessé d’accumuler les fautes aux diverses époques de son histoire. » Ainsi, « les nouveaux scientifici doctores », faisant la même confusion que leurs ancêtres soudain honnis, « ont maintenant passé de l’autre côté de la barricade, en tâchant de ruiner autant qu’ils le peuvent l’autorité romaine ». Maritain concluait que pour celui qui voulait aujourd’hui garder la foi en l’Église, il était indispensable de mettre définitivement fin, en pensée comme en parole, à la confusion commune aux cléricaux aveugles et aux anticléricaux revanchards. En l’espèce, sans doute s’agit-il surtout de la confusion commune au cléricalisme des clercs et au néo-cléricalisme des laïcs.
Artifice lexical pour noyer le poisson ou sauver les meubles ? Tout au contraire, comme toutes les justes distinctions théologiques, la différence entre la personne de l’Église et son personnel est féconde tant au plan surnaturel qu’au plan naturel. Sans cette distinction, il n’est possible ni de dire le Credo (« l’Église une, sainte, catholique et apostolique »), ni de chercher les responsabilités individuelles des membres de l’Église, qui sont tout de même de natures très différentes. Au contraire, tant qu’on se contentera de dire que « l’Église » demande pardon ou que « l’Église » doit payer, on n’a guère de chance de dépasser les erreurs symétriques du vœu pieux ou du règlement de comptes. S’il est vrai que la Parole libère, il n’est pas superflu de faire attention à ce qu’on dit, surtout quand il s’agit de désigner un coupable.