La marée éditoriale récurrente spéculant sur la disparition prochaine du catholicisme rappelle bien des souvenirs à l’historien que je suis, depuis l’inscription de Dioclétien se vantant d’avoir éradiqué le nom « chrétien » par la persécution à la veille de l’Édit de Milan jusqu’à Staline programmant pour 1937 la disparition de la surface de l’URSS du nom Dieu. Ses lointains successeurs se raccrocheront à la religion pour tenter de sauver ce régime.
Il faut remettre les pendules à l’heure. Les assauts contre l’Église et les défis qu’elle a dû relever ne lui ont jamais manqué au fil des siècles, venus de l’extérieur ou de son propre sein. Pour les recenser, un site Internet ne serait pas de trop, comme le bienheureux Carlo Acutis le fit pour les miracles eucharistiques. Me sont venus à l’esprit dix époques de la vie de l’Église (universelle ou dans telle région), dix époques de péril, de risque de disparition imminente, durant lesquelles seuls des fous auraient parié un sesterce, un sol, un mark ou un rouble sur son avenir. À vrai dire, je n’ai eu qu’à ouvrir mes dossiers pour en trouver la matière, les ayant déjà travaillées et, pour l’une d’elles, vécu.
La première de ces époques est un certain vendredi à Jérusalem. L’affaire semblait pourtant mal partie ! Puis dans les siècles suivants, les persécutions sont la toile de fond des premiers siècles de l’Église, avec des réalités concrètes diverses à travers règnes et régions. Ensuite, l’année même ou advient la liberté religieuse, Arius reçoit la tribune d’où il va lancer son hérésie niant la divinité du Fils. Bientôt Jérôme pourra s’exclamer : « L’univers entier gémit et s’étonne de se retrouver arien. » Athanase et notre Hilaire de Poitiers sont presque seuls à tenir bon. L’arianisme disparaîtra aussi subitement qu’il est apparu, non sans ressurgir chez les Germains, puis au XVIe siècle, et devenir aujourd’hui diffus, y compris dans l’Église.
Au XIIIe siècle, François d’Assise obéit au « Va et répare mon Église » du Christ, et change la face spirituelle de l’Europe, rongée par la corruption et les hérésies. Il faut citer la montée offensive de l’islam, depuis le VIIe siècle. Jadis byzantiniste, vient la période qui au XVe siècle suit immédiatement la chute de Constantinople, quand Rome est désormais le but mais que deux obstacles, quelques milliers d’Albanais au sud, le franciscain Jean de Capistran au centre de l’Europe brisent le rêve du sultan ottoman. Au XVIe siècle, c’est le défi de la Réforme, qui semble l’emporter en Pologne (qualifiée alors de Paradisus Hereticorum) autant qu’en Allemagne. Stanisław Hosius en fera le pays semper fidelis à sa foi catholique. Deux siècles et demi plus tard, le défi pour la France est encore plus radical, la tourmente révolutionnaire et sa « déchristianisation ». Si l’Église renaît ensuite, ce n’est pas tant le fait de Bonaparte puis de la Restauration que du sang des martyrs, de la foi du peuple et de la réponse à l’appel missionnaire que vont donner tant d’hommes et de femmes, en particulier les restaurateurs ou créateurs de nombreuses congrégations. Les trois derniers défis sont liés ; au XIXe siècle, la théorie, « Dieu est mort, l’Église ne tardera pas à suivre », promue par d’influents penseurs, dont Nietzsche n’est que la figure de proue ; au XXe siècle, les travaux pratiques, radicaux, Hitler et Staline, les persécutions les plus sanglantes de l’histoire mais la résistance victorieuse des martyrs et des confesseurs de la foi.
Que peut nous apprendre sur l’Église cette randonnée dans deux millénaires de son histoire ? D’abord que « depuis ses origines l'Église n'a cessé d'être mise au tombeau (parfois, à cause du poids de ses propres péchés) pour ne jamais cesser d'être relevée par la grâce de Dieu. On la dit irréformable et d'un autre âge — mais quelle institution humaine a autant évolué depuis ses origines, quelle institution humaine a su autant se réinventer pour essayer de rester toujours fidèle à sa vocation ? » (V. Morch). Et aussi qu’aucune victoire n’est jamais définitive dans le temps de l’histoire, et peut même porter les germes d’autres défis à relever.
Mais, surtout, ces dix morts suivies de dix résurrections invitent à tourner le regard vers le mystère pascal, qui surplombe tous les temps et en donne la clé en tant que participation à celui-ci. La foi nous en donne la certitude, l’histoire le laisse voir et une parabole l’illustre, celle du bon grain et de l’ivraie, expliquée par Jésus et méditée par les penseurs chrétiens, ainsi Augustin pour son temps, Marrou et Maritain pour le nôtre. Trois libertés sont à l’œuvre dans l’histoire comme dans la parabole : celle des hommes, celle de Satan et celle de Dieu, qui conduit l’histoire à l’achèvement qu’il veut. Il donne à son Église, il nous donne de nous y unir librement — par les vertus théologales de foi, d’espérance et de charité dont témoignent ces dix époques. Les saints, il y en eut dans chacune, nous montrent le chemin.
L’Église peut-elle disparaître ? Petite histoire de l’Église à la lumière de la résurrection, par Didier Rance, Mame, 2021.